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vallée du Hasli et rejoint la paroi verticale du Platenberg, qui s’élève comme le maître-autel au fond d’une cathédrale. Nous sommes adossés à ce mur perpendiculaire; qui ferme hermétiquement la vallée : finis mundi. Le Reichenbach se précipite en face de nos fenêtres, les autres cascades vers le levant joignent leur voix tonnante à celle de l’impétueuse Aar, qui serpente dans la prairie. Au milieu de ce bruit, on a peine à se reconnaître soi-même.

Notre moulin est un peu humide : il y aurait bien des objections contre une longue installation; les pièces sont grandes, aérées, mais le torrent coule sous le plancher et y entretient une fraîcheur peu propice à la guérison des névralgies. Trois peintres allemands et belges dînent à la même table que nous: c’est une petite pension d’artistes, et pour nous servir nous avons la plus charmante hôtesse. Marianne de Bergen est à la fois la bonne ménagère et la poésie de la maison; elle chante des romances et fait d’excellens gâteaux de myrtilles. Pendant le dîner, entre deux services, elle lisait gravement le Presbytère de Töpffer, en attendant que les convives eussent besoin d’elle. Si nous restons ici, la jeune fille y sera pour beaucoup; elle nous séduit par sa grâce, sa distinction naturelle, son empressement à nous rendre ce séjour agréable, une façon charmante de mêler des idées poétiques aux détails les plus vulgaires d’une vie de pension.

A quelques pas du chalet, derrière une scierie, près de l’enclos de marbre qui défend notre hameau contre les ravages de l’Alpbach, se trouvent quatre ou cinq immenses noyers. Une rangée de troncs d’arbre, des bois de construction, nous servent de sièges. Nous avons choisi cette retraite pour les heures brûlantes de l’après-midi. A peu de distance s’élèvent les ruines de Resti, tour gothique avec une seule porte; des bouquets de noyers et de saules répandent l’ombre, le fracas de l’eau rafraîchit aussi; rien de plus rustique et de plus paisible. On dessine, on rêve au bruit du tic tac, on attend le courrier; mais notre grande affaire est de nous assimiler cette nature des Alpes. Voilà la vraie occupation; nous nous vanterions, si nous nous en attribuions une autre. Le regard attaché sur les sommets, nous écoutons la mélodie de nos cinq cascades, nous cherchons à démêler leurs voix, nous croyons avoir saisi la note fondamentale du Reichenbach. Parfois on change de retraite, et sous le hangar d’un chalet on essaie de lire. Nous n’avions pas un seul livre avec nous, Marianne nous en prêtait; mais les yeux quittaient bientôt la page, car ils entrevoyaient la pointe du Wetterhorn à travers les pommiers du verger. Là on n’apercevait plus les torrens, mais on entendait le mugissement continuel des eaux, qui semble la voix même de la montagne. Des papillons, des mésanges qui voltigent sur un petit pré couvert de fleurs, nous donnent aussi des distractions; une voix de mésange lutte avec le bruit du Reichenbach.

Quand la journée est voilée, nous errons dans les prairies, c’est le