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ses phrases, c’était à sa mémoire qu’il confiait le soin de les enchaîner ensemble. Tout moment lui était bon pour se livrer à ce labeur incessant de la pensée; il composait à chaque instant de la journée, en s’habillant, en mangeant, en attendant le sommeil dans son lit, mais principalement durant les longues promenades à cheval qui commençaient sa journée. Nulle part il ne sentait mieux venir l’inspiration. C’est ainsi qu’Alfieri composait les plus beaux vers de ses tragédies en parcourant d’un galop furieux les campagnes de Florence; toutefois il y avait entre eux cette différence, que l’illustre poète était un des premiers cavaliers de l’Europe, tandis que notre historien, bien qu’affectionnant des allures plus sages, revenait maintes fois à la maison démonté et meurtri. Il paraît au reste que cette habitude de travailler à cheval était une tradition de famille. Le père de Prescott en faisait autant. Il leur arrivait souvent de sortir le matin ensemble; mais comme chacun d’eux respectait le faible de l’autre, en quittant la maison le père tournait à droite, le fils à gauche, et ils ne se revoyaient plus de la promenade. Il était rare que le temps consacré par Prescott à la méditation excédât deux ou trois jours. Une fois qu’il avait bien son chapitre dans la tête, il revenait à son bureau, et tantôt écrivant, quand l’état de ses yeux lui permettait de le faire, tantôt dictant, il se mettait à l’œuvre. Si l’inspiration tardait un peu à venir, son remède extrême, surtout quand il s’agissait de quelque bataille à raconter, était de fredonner une romance favorite qui commençait par ces mots : « Oh ! rendez-moi seulement mon coursier arabe. » Toutefois il était rare qu’il eût besoin d’avoir recours à ces moyens désespérés, et le plus souvent il dictait ou écrivait couramment la valeur de cinquante ou soixante pages sans hésitation, sans temps d’arrêt, comme s’il eût récité une leçon apprise par cœur. A la fin de sa vie, il se plaignait de ne pouvoir retenir dans sa tête plus de quarante pages à la fois. Il se faisait lire ensuite ce qu’il avait écrit, et alors commençait un travail de minutieuse correction, travail qui consistait presque toujours pour lui à raccourcir, à élaguer, à tempérer; puis il laissait de côté le chapitre terminé et passait à un autre, se réservant d’y revenir encore une ou plusieurs fois avant de livrer l’ouvrage à l’impression.

Quant à sa conscience comme écrivain, quant à l’exactitude et la profondeur de ses recherches, quant à l’esprit méthodique avec lequel il dirigeait ses études, il nous suffira, pour en donner une idée, de revenir à l’Histoire de Ferdinand et d’Isabelle, et de dire qu’il ne crut pas seulement devoir comprendre dans ses lectures tous les ouvrages français, anglais, espagnols, qui pouvaient avoir un rapport plus ou moins direct avec l’objet de ses travaux, mais qu’il eut la gloire de déchiffrer le premier des manuscrits inconnus aux éru-