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soyez avocat; si vous ne voulez pas être avocat, soyez écrivain, mais alors que la littérature et le travail remplissent votre vie comme l’auraient remplie les affaires ou le droit. Ainsi l’entendait Prescott. Pour lui, la vie de l’homme de lettres était en quelque sorte un métier auquel il fallait se préparer comme à tout autre, et nous allons voir combien consciencieuse fut chez lui cette préparation. Poète lauréat de l’université d’Harvard, il aurait été en droit de croire que son éducation première, en ce qui concernait les classiques et la littérature anglaise, était un fonds suffisant, et que de ce côté-là du moins il n’avait pas besoin d’une nouvelle initiation. Il n’en jugea point ainsi, et à la date du 30 octobre 1821 il inscrivait sur son journal un programme de lectures où figuraient, à côté d’ouvrages sur la grammaire et le style, les prosateurs anglais et les classiques latins. Il eut le courage de remplir ce programme à la lettre, et on le vit feuilleter comme un écolier les ouvrages de rhétorique en usage dans les universités. Une fois cette tâche remplie, il résolut de s’adonner à l’étude des langues étrangères, embrassant dans ses projets, avec les littératures française et italienne, qu’il connaissait un peu, la littérature allemande, qu’il ne connaissait pas du tout, sans négliger toutefois de relire en même temps dans la traduction, si ses yeux ne pouvaient supporter la fatigue du texte original, ses vieux auteurs grecs. « Cela sera suffisant, ajoutait-t-il modestement, comme préparation générale. » L’espagnol, qui devait être plus tard la principale occupation de sa vie, n’entrait pas alors dans ses plans. Il consacra une année à la lecture des auteurs français depuis Froissart jusqu’à Chateaubriand, sans en goûter beaucoup aucun, et une année également à celle des auteurs italiens, dont il fut toujours grand admirateur. Une fois familiarisé avec l’italien, il entreprit l’allemand; mais sa volonté, si ferme qu’elle fût, échoua devant cette œuvre difficile. Jusque-là il avait pu, grâce à l’aide d’un secrétaire, venir à bout d’aussi vastes entreprises sans faire grand usage de ses yeux, qui du reste semblaient en train de se fortifier; mais il n’en pouvait être de même pour l’allemand. La première condition était de s’habituer à ces caractères gothiques qui lui étaient complètement inconnus, et sa vue n’était pas assez robuste pour la tâche qu’il lui imposa. Après quelques mois d’efforts inutiles, il abandonna l’allemand; mais ce ne fut pas sans un vif sentiment de regret et de tristesse. Pour la première fois son infirmité devenait pour lui, non plus une gêne, mais un obstacle complet, et il pouvait toucher du doigt les limites infranchissables que la faiblesse de son corps opposait à la force de sa volonté. A la suite de cette épreuve, il tomba dans un découragement profond qui eut sur ses travaux quotidiens