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celles qui ne le sont pas sont toutes dépeuplées. Et d’ailleurs pourquoi vouloir forcer un propriétaire à garder des animaux dont il ne veut pas ? Est-ce qu’il n’est pas le meilleur juge de ce qui lui convient, et que peut-on trouver à redire, s’il aime mieux conserver ses bois et ses récoltes ? C’est surtout quand il veut opérer des destructions de lapins ou de grands animaux devenus nuisibles par le trop grand nombre que l’anomalie de la loi se manifeste, car ces destructions sont subordonnées à l’agrément des préfets, qui souvent les refusent ou les réglementent de façon à les rendre illusoires.

Lors même qu’on s’obstinerait à ne pas vouloir tenir compte des droits du propriétaire, il faut encore savoir quel but on s’est proposé en faisant la loi de 1844. On voit bien qu’elle est destinée à protéger le gibier ; mais, quand on se demande pourquoi celui-ci a été jugé digne d’une protection spéciale, on en est réduit aux conjectures, et on ne saisit rien dans la discussion qui puisse vous éclairer. Quand on cherche en effet quels intérêts on a voulu sauvegarder, on n’en trouve que deux, l’agrément des chasseurs et l’alimentation publique. Pour ce qui est du premier, personne sans doute ne le jugera digne d’une protection particulière, personne ne pensera que le plaisir de 300,000 individus soit une chose assez importante pour motiver l’intervention de la loi et de la force publique qui la fait exécuter. Quand on songe que chaque année toute la machine administrative, depuis les ministres jusqu’aux moindres gendarmes et gardes champêtres, se met en branle pour arriver à ce résultat, on se demande si réellement il mérite cet honneur. D’ailleurs l’abrogation de cette loi et le retour au droit commun n’entraîneraient pas la suppression de la chasse, puisque les propriétaires seraient toujours libres, soit de s’y livrer personnellement sur leur propre fonds, soit de céder leur droit à d’autres. L’argument tiré de la nécessité de conserver le gibier pour les besoins de l’alimentation publique ne nous paraît pas plus sérieux, car, si la liberté des transactions est suffisante pour assurer la production du bétail ou de tout autre objet de consommation, on ne voit pas pourquoi elle serait impuissante quand il s’agit du gibier. Le jour où celui-ci vaudra ce qu’il coûte, il s’établira des parcs spéciaux qui approvisionneront le marché ; or c’est là une industrie aujourd’hui impossible à exercer, puisque la vente est interdite au moment même où elle donnerait le plus de bénéfices. La loi porte ainsi une atteinte à la liberté de l’industrie, puisqu’elle empêche ceux qui le voudraient de s’adonner à l’élevage de certains animaux ; elle met également obstacle aux transactions commerciales en s’opposant, pendant que la chasse est fermée chez nous, à ce qu’on se procure du gibier à l’étranger.