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non-seulement la valeur des animaux qu’ils pourront y tuer, mais surtout le plaisir qu’ils y rencontreront, et qu’ils paient fort cher.

Au milieu de toutes ces lois contradictoires où sont les principes ? où est le droit ? où est l’intérêt public ? À nos yeux, le gibier appartient légitimement au propriétaire du sol sur lequel il se trouve, puisque c’est lui qui le nourrit aux dépens de ses récoltes et de ses bois ; il doit donc avoir le droit d’en disposer à son gré et de le chasser quand bon lui semble. C’était la doctrine de Mirabeau et de la loi de 1790, et nous doutons qu’on puisse arriver à la combattre avec succès, puisque les législateurs de 1844, usant d’un procédé parlementaire bien connu, ont cru devoir la proclamer très haut, tout en faisant voter des dispositions qui sont avec elle en contradiction absolue. Grâce aux interprétations des tribunaux, il est aujourd’hui généralement admis que le gibier, errant de sa nature et passant sans cesse d’un fonds sur un autre, est une res nullius dont le législateur a le droit de disposer. C’est là une perversion complète de principes. Le gibier est errant, c’est vrai : aussi n’est-il à moi qu’autant qu’il est chez moi et que je parviens à m’en emparer. Dès qu’il passe chez mon voisin, mon droit sur lui disparaît ; encore arrive-t-il parfois qu’il le suit même jusque-là, comme dans le cas où le propriétaire d’une forêt paie aux riverains les dommages que son gibier cause aux récoltes. Il nous paraît qu’on serait mal fondé à contester aux propriétaires de la forêt de Chantilly, par exemple, leur droit sur le gibier qui s’y trouve, quand, outre les dommages qu’ils supportent pour leur compte, ils ont chaque année 40 ou 50,000 francs à payer pour ceux qu’il a commis chez les voisins. Toute la nourriture étant à leur charge, c’est bien le moins qu’ils puissent jouir d’un produit dont ils font tous les frais. On admet à la rigueur qu’il en soit ainsi pour les grandes propriétés, mais on conteste qu’il puisse en être de même pour les petites, sur lesquelles les animaux ne stationnent pas. Pourquoi cette différence ? Si le principe est vrai, il l’est, quelle que soit l’étendue des héritages, car la quantité de gibier est toujours à peu près proportionnelle à cette étendue.

On pouvait admettre avec les Romains que le gibier était une res nullius alors que la plupart des terres étaient incultes et n’avaient pas même de propriétaires. Errant sur de vastes espaces de landes et de forêts, les animaux sauvages se nourrissaient aux dépens de la communauté. Aujourd’hui qu’il n’y a pas un pouce de terrain qui n’appartienne à quelqu’un, état, commune ou particulier, dire que le gibier n’est à personne, c’est dire une énormité pour quiconque sait ce que c’est que la propriété. À l’époque où le roi se considérait comme le maître de tout son royaume, on admettait