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marquer les noms des convives réunis à table, si l’on a été aimable de part et d’autre, si l’expression du regret dans la séparation a été bien sentie; mais encore une fois ce n’est pas là le véritable intérêt de ce journal. Dès le second voyage en Écosse, on voit que le goût, la passion de la reine est de ce côté; le cœur se met de la partie. En Écosse, elle s’appartient davantage, elle possède mieux surtout celui qui, après les devoirs de la couronne, est tout pour elle.

« A huit heures un quart, écrit-elle le 1er octobre 1844, nous partîmes, tout chagrins de quitter Blair Athole et ces chers highlands Je m’étais si fort attachée aux moindres bagatelles, aux plus simples lieux! et notre vie de repos et de liberté! tout était si aimable! J’aimais les highlanders et les gens qui nous accompagnaient. O les chères montagnes! que j’ai eu de peine à les quitter! » L’Angleterre elle-même souffre de la comparaison, car elle écrit deux jours après : « La côte anglaise m’a paru terriblement plate. Lord Aberdeen a été très touché quand je lui ai dit que j’étais si attachée à ces chers, bien chers highlands, que ces douces montagnes me manquaient beaucoup. Les highlands et leurs habitans sont bien intéressans; race chevaleresque, belle population et active! Notre séjour parmi eux m’a enchantée : outre la beauté du pays, nous y trouvions un repos, un silence, une solitude, a wildness, une liberté, qui nous charmaient. A notre retour, le jour était pur et brillant, mais l’air épais, pesant, bien différent de celui du haut pays. » Ces montagnes ne font pas moins de tort à Windsor, au séjour des Plantagenet et des Tudor, à la résidence embellie par ses aïeux de la maison de Hanovre, par son grand-père George III, par son oncle George IV. « Nous fîmes une promenade du côté d’un champ où des femmes coupaient et ramassaient l’avoine (les Écossais appellent cela tondre, shearing) ; la vue des montagnes devant nous était splendide, vraiment rurale et romantique, et si différente de notre promenade perpétuelle de Windsor, tout agréable qu’elle soit! Ce changement fait grand bien; comme dit Albert, cela rafraîchit pour longtemps. »

Rois ou sujets, nous vivons tous plus ou moins par l’imagination; c’est un tableau où se dessine un seul lieu, un seul paysage à la fois. La vue des champs efface le souvenir de la ville, aux édifices de pierre et de marbre succèdent les arbres géans de la vieille forêt. Voilà pourquoi nous aimons le changement et le voyage. Chacun de nous, poète inspiré ou intelligence obscure, porte en soi un peintre qui reproduit la nature extérieure, un peintre exigeant et infatigable qui veut toujours recommencer. Condition misérable de la nature humaine ! dit Pascal; soit, mais ajoutons condition vitale de l’ima-