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dans le présent, elles s’inquiètent moins que les hommes de l’avenir et nullement du passé : aussi est-ce pour elles un vif plaisir, une passion véritable, de lire et d’écrire de ces journaux. Chose singulière, par leur position dans la société, ce sont elles qui font et qui voient le moins de choses mémorables, et cependant ce sont elles qui tiennent le plus à conserver par écrit la mémoire de ce qu’elles font et de ce qu’elles voient. Qui sait, après tout, si elles n’ont pas raison? Qui sait si le fait le plus obscur dans la vie la plus cachée n’est pas aussi digne d’occuper la pensée que les entreprises des rois et les révolutions des peuples?

Quoi qu’il en soit, ce que les femmes mettent dans leur journal est sans doute ce qui leur paraît avoir le plus de prix dans leur existence, et ce qui remplit les pages que nous parcourons ici est certainement aux yeux de celle qui les a tracées la meilleure partie de sa vie. Des promenades, des voyages, des séjours prolongés en Écosse, voilà tout le livre des Feuilles du Journal de notre vie dans les montagnes d’Écosse (Leaves from the Journal of our life in the Highlands). Ce qui a été ajouté pour grossir le volume, voyages en Angleterre, en Irlande, excursions sur mer, ne se rapporte pas à la pensée qui sert de fil à ces pages fugitives, car il y a une idée touchante qui respire à travers tous ces débris, une idée connue de tous, une douleur, un souvenir toujours vivant dans ce journal, comme dans les pétales décolorés d’une fleur autrefois donnée l’image d’une personne qui n’est plus. Toutefois la mémoire d’un mort, quelque cher qu’il soit, ne parle pas seule dans ces feuilles; elle est évoquée avec les lieux mêmes où rien ne venait s’interposer dans la vie à deux, dans une félicité d’autant plus complète qu’elle durait seulement quelques semaines. L’unité imprévue, l’âme de ces fragmens n’est pas tant l’idée de la mort que celle du bonheur perdu, cette chose douce et fatale, sans réparation et sans ressource, si ce n’est celle d’en parler quand il a disparu.

Le journal de la reine Victoria offre une progression intéressante. Il commence par des voyages qu’elle faisait en Écosse quand elle quittait les résidences anglaises de Windsor et d’Osborne; il continue par le récit de ses excursions d’un jour autour de Balmoral, quand ses préférences se sont fixées sur cette demeure romantique et solitaire; il se termine par la relation de courses plus lointaines, d’échappées de plusieurs jours dont son cher Balmoral reste le centre. Ainsi la vie intime, le bonheur rapide et furtif, se partagent comme en trois périodes. L’histoire d’un ménage obscur et bourgeois ne serait pas autre que celle de cette souveraine et du prince qu’on lui a donné pour époux. D’abord l’intimité se suffisant à elle-même dans le nid qu’une mère a préparé, puis les prome-