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rivé, de ce qu’on a vu et fait à certains jours particuliers, ceux dont on veut conserver la mémoire pour soi ou pour ses amis. Ce genre d’écrits mérite bien quelques réflexions particulières. Nous imaginons à grand’peine le plaisir que nos voisins trouvent dans cette lecture; il nous faut un effort de réflexion pour concevoir l’intérêt qu’ils prennent à tous ces menus faits qui remplissent la journée d’une personne ordinaire. Nous autres, peuples de race latine, nous nous étonnons qu’une si grande valeur soit attachée à la vie privée. Parlez-nous de ce qui se passe sur la place publique, de ce qui se dit dans les sociétés, de ce qui est arrivé dans le monde, à la bonne heure ! voilà qui mérite de nous occuper. Dans le temps même où la vie politique était inconnue à la nation, nous n’avions de curiosité que pour le dehors, pour les relations sociales. L’intérieur d’une maison nous paraît indigne de notre attention. Ce n’est pas que le secret du voisin nous trouve plus indifférens que les autres hommes, mais qui prend souci d’un tel secret, s’il n’offre pas d’aliment à la malice? Nous avons toute une littérature de mémoires, une véritable série de chefs-d’œuvre : la vie privée n’y est pas absente, mais à la condition d’être choisie, triée et assaisonnée par le talent. Où sont chez nous les mémoires copieux, infinis, inépuisables de détails, comme les entendent les Anglais? Nous avons des correspondances qui sont des trésors littéraires et que toute l’Europe nous envie; mais Mme de Sévigné, écrivant à son cousin au sujet de son valet Picard, ou parlant à sa fille de ses confitures, ne fait-elle pas un choix parmi ses plus agréables caprices? Où sont parmi nous les lettres interminables, écrites en long et en large, dans lesquelles une amie fait part à son amie de l’emploi de ses journées sans la priver du moindre détail, et surtout sans douter qu’elle ne soit lue jusqu’à la dernière ligne avec le plus profond intérêt? Le journal, le diary, comme les biographies, comme les lettres sans prétention, tient à l’importance extrême attachée à la vie privée chez nos voisins. Une autre cause explique la pratique fort répandue du journal, le goût des informations précises, du détail exact, qui est un des caractères de la nation anglaise. Je ne sais si le talent littéraire, dans un journal de ce genre, ne compterait point parmi les inconvéniens; plus l’esprit qu’il trouve dans Horace Walpole et lord Byron amuse un véritable Anglais, plus j’imagine qu’il le met en défiance. C’est la sincérité absolue qui fait le mérite de cette sorte d’ouvrages, et, pour qu’ils soient appréciés, il faut qu’on y sente toute l’exactitude que le négociant de la Cité met dans son registre, ou l’officier de marine dans son livre]de quart. Ce n’est pas tout : les femmes ont une aptitude particulière pour ce genre d’occupation, il ne faut pas dire de littérature. Les femmes vivent