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vu de nos jours l’esprit allemand mener de front la plus grande hardiesse en histoire et le respect le plus conservateur des institutions traditionnelles ?

Il y a pourtant quelques exceptions à cette orthodoxie dans les intentions du drame religieux. Au commencement du XIIIe siècle, au moment de l’hérésie albigeoise, un troubadour composa pour le marquis de Montferrat un drame, l’Hérésie des Pères[1], dans lequel on voyait les écrivains chrétiens des premiers siècles venir déposer contre l’église romaine de manière à mériter les anathèmes dont celle-ci accablait les cathares ; mais bientôt les pauvres albigeois furent les héros d’une tragédie trop sanglante et trop réelle pour penser encore à organiser un théâtre séditieux. Il faut noter aussi que, dans les luttes des rois de France contre les papes, le drame religieux dirigea des traits satiriques non contre la doctrine catholique, mais contre la papauté et son clergé. Le mystère du Renard, joué devant Philippe le Bel, nous montre le renard disant la messe à des oies, et, devenu pape, dévorant les poulettes et leurs mères. Sous Louis XII, lors du conflit entre la couronne de France et la tiare pontificale, Pierre Gringoire composa sa Chasse du Cerf des cerfs, dans laquelle le servus servorum Dei était fort maltraité. De plus, dans le Prince des Sots et la mère Sote[2], le même Gringoire fit apparaître la Mère-Eglise, la triple couronne sur la tète, et se livrant effrontément à mille désordres. Arrivent des gens qui la soupçonnent de n’être pas la véritable église, et lui arrachent son vêtement sacerdotal. L’on découvre alors qu’elle n’était que la mère Sote déguisée.

À la fin de notre seconde période, c’est-à-dire à la veille de la réforme et lors même qu’on ne s’en prenait pas encore au dogme proprement dit, le drame religieux avait donc perdu déjà sa première innocence ; il se faisait libre penseur. L’élément burlesque, encouragé par les sympathies du peuple et du bas clergé, avait pu longtemps s’attaquer impunément aux dignités ecclésiastiques sans inquiéter les titulaires. Un pouvoir sûr de sa force laisse aisément le champ libre à la caricature. Une preuve de l’inquiétude que les pouvoirs ecclésiastiques au XVe siècle commençaient à ressentir, c’est leur opposition déclarée aux farces religieuses. Nées comme le drame de l’intention naïve de représenter les événemens et les personnages de l’histoire sacrée, elles avaient à la longue dégénéré en attaques virulentes contre l’ordre établi dans l’église. Nous en

  1. Heregia dels Payres.
  2. Le Jeu du prince des Sots et mère Sote, mys en rime françoise par Pierre Gringoire et joué par personnages aux halles de Paris, de l’année 1511.