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sonnes royales qui daignent y postuler le titre de citoyen, c’est-à-dire sur le pied d’égalité? La chose n’est pas si simple qu’elle le paraît, et l’immense disproportion des rangs ne souffre pas une égalité même toute littéraire. Qu’y a-t-il en effet de commun entre la position d’un auteur qui n’est pas autre chose et celle d’un écrivain couronné? La critique a le devoir de leur demander qu’ils atteignent l’un de ces deux buts, instruire ou amuser. Amuser! nul n’est plus digne de notre admiration, disons mieux, de notre reconnaissance qu’un Cervantes ou qu’un Lesage qui fait jaillir la source du rire et la répand à flots intarissables; mais un prince, quand même il en eût été capable, n’aurait jamais eu l’idée d’écrire Don Quichotte ou Gil Blas, c’est un danger qui n’a jamais existé. La majesté royale ne s’oublie point assez elle-même, et elle a raison, pour descendre jusqu’à faire rire ses sujets. Un but plus digne d’elle serait celui d’instruire, s’il était possible de le lui imposer. Un simple particulier prend la parole ou la plume pour faire partager à d’autres son opinion, et cela s’appelle instruire; quand un prince a fait connaître la sienne, il semble qu’il n’ait rien de plus à demander à la plume ou à la parole. Il écrit, il parle, non pour persuader, mais pour agir. Le citoyen qui publie un livre enseigne, en d’autres termes il communique ses pensées à d’autres qui les mettront en action. La puissance royale ne peut avoir ce désintéressement : elle est, comme les dieux, obligée de s’aimer. Voilà donc une première et grande différence, celle du but, qui est entièrement dissemblable.

La critique a le devoir de s’enquérir des motifs de l’auteur. « Sonate, que me veux-tu? » disait Diderot. C’est la question qui est posée naturellement à tout livre qui se produit dans le monde. Je suis l’industrie, le gagne-pain d’un honnête homme, dit-il souvent, trop souvent, hélas! C’est alors un compte à régler entre le livre et l’acheteur, et la question se réduit à savoir si le dernier reçoit de l’instruction ou du plaisir pour son argent. Bien que cette réponse ne soit pas celle qui prépare l’accueil le plus favorable, elle apporte avec elle son excuse et désarme quelquefois la sévérité. Voilà une source d’indulgence qui ne peut exister pour les grands de ce monde. Plus ordinairement le livre est fier comme ce serviteur dévoué qui cachait la pénurie de son maître, et il dit : « Je suis l’athlète d’Olympie, je viens disputer les suffrages qui donnent la gloire, je veux me rendre illustre parmi les hommes et, s’il se peut, dans la postérité. » Gardons-nous de croire que cet aveu plus noble soit assuré d’un meilleur accueil! Les hommes au premier abord n’aiment pas qu’un de leurs pareils sorte de la foule, annonçant l’intention de s’élever au-dessus d’eux; mais enfin cette ambition