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la parole tirait une double influence de l’expérience et du talent de l’orateur, vint développer avec beaucoup d’habileté un projet très radical. L’impossibilité d’exercer lui-même et directement tous les pouvoirs avait, disait-il, contraint le pays à en déléguer quelques-uns : il avait délégué les pouvoirs législatif et exécutif ; mais il devait se réserver le pouvoir judiciaire. De là le jury au civil et au criminel, des juges ambulans tenant des assises dans les départemens, de grands-juges planant sur tout le pays pour réviser les jugemens, un agent du ministère public dans chaque ville d’assises et un officier de justice de la couronne dans chaque chef-lieu. C’était à peu de chose près le système anglais. Prenant à la lettre la nouvelle organisation administrative, Duport montrait ce qu’elle avait d’inconciliable avec l’établissement des tribunaux sédentaires dans les diverses circonscriptions. On reconstituait par là des institutions fédératives propres à ramener le despotisme, mais contraires à l’unité monarchique. Avec le nouveau régime, on aurait la justice et point de tribunaux, car les citoyens seraient tour à tour appelés à se juger les uns les autres, sans que l’influence du pouvoir pesât sur ces nouveaux juges. Les jurés ne connaissent pas les lois, pouvait-on faire remarquer. C’était là raisonner, selon Duport, avec le souci d’un ordre de choses qui était condamné à disparaître. Il était temps d’en finir avec ces lois sans nombre, obscurcies par la jurisprudence et les commentaires. Bientôt, et là tendaient tous les efforts de l’assemblée, les lois seraient amenées à un état de simplicité qui permettrait à chaque citoyen de les saisir et de les appliquer aussi bien qu’un jurisconsulte. Le droit n’offrant pas plus de difficultés que le fait, les jurés statueraient tout à la fois au civil et au criminel, et la justice pourrait être rendue au peuple par le peuple lui-même.

Le débat fut concentré sur ce point. Thouret défendit le projet du comité avec une grande énergie et repoussa le jury au civil. Il trouvait que c’était une généreuse illusion, mais rien de plus, qui avait conduit Duport à faire ce tableau de la justice sous les nouvelles institutions. Il était impossible de charger le jury de décider dans les affaires civiles avec une législation compliquée, abstraite et destinée à demeurer telle, quoi qu’en pussent penser ceux qu’avaient séduits les riantes perspectives évoquées par Duport. Lanjuinais prit le parti du comité, déclarant qu’il ne pouvait se faire à l’idée de ces juges chevaucheurs et vagabonds qui prononceraient le pied dans l’étrier. L’attention de l’assemblée fut bientôt excitée par un nouveau projet émané de Sieyès et qui était annoncé avec grand bruit. Sieyès appuyait le jury même au civil, et, pour lever l’objection tirée du défaut de lumières de ces nouveaux juges, il proposait de choisir les jurés parmi les hommes de loi, qui jugeraient le fait et