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anneau de la chaîne entière des êtres n’échappe donc aux lois de la nature, dont le caractère propre est un déterminisme absolu et universel. Et si, au lieu d’envisager la nature dans la hiérarchie de ses divers règnes, on la considère dans l’évolution progressive de ses différentes époques de création, on trouve encore qu’à ce point de vue c’est le complexe qui procède du simple, que c’est le système des organismes inférieurs qui est le point de départ et la base du système des organismes supérieurs de la matière, qu’ainsi, par exemple, tous les mondes où aujourd’hui se manifestent la vie et même l’intelligence ont commencé par la forme rudimentaire des nébuleuses. Ici le matérialisme semble encore plus fort et plus triomphant avec les révélations de la science positive, puisqu’il s’agit, non plus d’une simple vue comparée de la nature, mais d’une véritable genèse cosmique.

Jusque-là tout va bien pour le matérialisme. Rechercher partout et toujours la condition élémentaire des êtres et y trouver le principe même de la philosophie naturelle, telle est sa méthode constante : là est sa force et sa vérité. Toutefois cela ne lui suffit point. Par une prétention analogue à celle du sensualisme, qui confond la condition des actes intellectuels et volontaires avec leur principe générateur, et fait de toutes les facultés des transformations de la sensation, le matérialisme confond la condition élémentaire de l’être avec son principe générateur, et fait de la matière même des choses, de la substance proprement dite, la vraie cause de la vie universelle, engendrant ainsi le complexe du simple, le supérieur de l’inférieur, le meilleur du pire, comme disait Aristote des physiciens de la première époque ; mais il échoue dans son entreprise de tout expliquer de cette façon. L’échec est éclatant pour l’être psychologique, dont les facultés essentielles, conscience, pensée, volonté, résistent aux lois de l’organisation animale. La doctrine de la sensation transformée compte aujourd’hui bien peu de partisans parmi les esprits familiers avec l’analyse psychologique. L’échec est évident pour les propriétés des êtres vivans, irréductibles aux lois de la chimie et encore plus aux lois de la mécanique. M. Claude Bernard voit fort bien qu’outre les phénomènes qu’il explique par les lois physico-chimiques il y a dans l’organisme l’ordre et le concert que forment ces phénomènes. Reconnaissant qu’un tel ensemble, si régulier et si constant, ne se peut expliquer par l’action irrégulière et variable des circonstances physiques et extérieures, il y voit l’effet d’un type défini, préexistant, auquel l’organisme se conforme comme un ouvrage d’art s’exécute d’après une pensée déterminée à l’avance, et en conséquence il appelle ce type une « idée organique, une idée créatrice, de sorte que ce qui caractérise la machine vivante, ce n’est pas la nature de ses propriétés, si