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du Trasimène (c’était l’empereur lui-même qui le proclamait), le nombre des sièges épiscopaux dépassait de beaucoup les besoins des fidèles. Il n’était nullement nécessaire de procéder à de nouvelles nominations. Était-il indispensable de détruire les évêchés existans ? était-il opportun et par conséquent politique de créer une nouvelle circonscription des diocèses ? En tout cas, le pouvoir civil, à lui tout seul, en avait-il le droit ? Ce sont là autant de questions que l’empereur, en son bon temps, n’aurait pas laissé poser devant lui, ou, pour mieux dire, il se les était déjà posées à lui-même, et déjà il les avait résolues dans un sens diamétralement opposé à celui que la passion lui dictait en ce moment. En 1801, le premier consul avait aboli en France tous les diocèses existans ; mais cette mesure, qui fut alors d’une si difficile exécution, avait été accomplie d’accord avec Pie VII et par l’intermédiaire de Pie VII. Ce fut dans les conférences qui précédèrent la signature du concordat que Napoléon prononça ces paroles, insérées depuis dans ses mémoires : « si le pape n’avait pas existé, il eût fallu le créer pour cette occasion, comme les consuls romains faisaient un dictateur dans les circonstances difficiles[1]. »

Comment l’homme qui avait été si raisonnable en 1801, et qui prenait encore plaisir à s’en vanter à Sainte-Hélène, a-t-il été en 1810 assez imprudent pour vouloir destituer à sa convenance les évêques des départemens de Rome et du Trasimène, pour prétendre bouleverser à son gré de fond en comble la circonscription épiscopale des anciens états du saint-siège, et pour essayer enfin de faire à Rome sans le pape et contre le pape ce que dans son propre royaume il avait si bien compris ne pouvoir faire que d’accord avec le souverain pontife ? Hélas ! la fortune, qui lui avait prodigué tant de faveurs, s’était comme vengée de l’excès de ses complaisances en retirant à ce prodigieux génie quelques-unes de ses plus précieuses qualités, et celles-là mêmes qu’il avait jadis possédées au degré le plus éminent. Depuis que tout lui avait réussi, l’empereur dédaignait de tenir compte des obstacles, assuré qu’il croyait être de les briser toujours sous ses pieds. Peut-être n’avait-il en réalité perdu aucune de ses facultés ; mais, bercé par le succès, il avait laissé son imagination, toujours portée au grandiose, errer dans le vague, sans prendre désormais la peine de regarder aux détails et à la complexité des choses humaines. Cette orgueilleuse insouciance, dans laquelle il entrait autant de mépris des autres que de confiance en lui-même, n’était d’ailleurs mêlée d’aucune inclination à la paresse. Son corps et son esprit avaient gardé toute leur activité. D’affaiblissement dans les dons qui avaient fait de lui

  1. Mémoires de Napoléon, édit. de 1830. Notes et Mélanges, t. III, p. 196.