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ont passé un contrat avec la compagnie concessionnaire de l’enlèvement des boues de Paris, et, dès qu’ils ont déposé leurs denrées sur le carreau, ils s’éloignent pour ramasser au coin des rues ces tas d’ordures d’où l’on tire un fumier fécond, à la fois chaud et léger. C’est un échange, pour ainsi dire une sorte de circulus intelligent ; Paris rend en engrais ce qu’il reçoit en nourriture.

Pendant cette partie de la nuit, les halles sont assez calmes, excepté aux environs du pavillon n° 3, où les pièces de viande affluent, apportées par les camions des chemins de fer : là règne une activité que rien n’arrête, car il faut, pour la vente au détail, qu’avant sept heures du matin les animaux soient dépecés et débités. Les voitures des maraîchers continuent à arriver une à une ; sur le trottoir se promènent des hommes à la veste desquels brille une médaille d’argent : ce sont les syndics des forts, qui constatent si leurs compagnons sont à leur poste ; dans les pavillons fermés plane un grand silence que troublent parfois les aboiemens d’un chien terrier en chasse de rats dans la cave ; des agens de police vont et viennent enveloppés de leur capote, marchant à petits pas, deux par deux et l’œil aux aguets. La nuit s’avance, le cadran lumineux de l’église Saint-Eustache marque trois heures, le mouvement s’accentue ; la grande rue longitudinale couverte qui sépare les pavillons en groupes égaux et où les places coûtent 30 centimes le mètre commence à se remplir ; on y apporte les primeurs, les fleurs, les mousses, les branches d’arbres verts ; quelques fourgons venus des gares déchargent les légumes expédiés par la Haute-Bretagne, par Roscoff et Saint-Pol de Léon. Sous cette immense voûte, un insupportable courant pousse des nappes d’air froid. C’est là cependant, à côté des piles de chicorées et des monceaux de carottes, que les vagabonds, les misérables, chassés de place en place, des bancs où ils s’étaient étendus, des coins de portes où ils s’étaient pelotonnés, viennent chercher un asile qui leur est rapidement disputé. On les voit grelottans, les épaules courbées, les bras serrés contre la poitrine, s’asseoir derrière quelques mannes oubliées et essayer de dormir. Un agent de police les réveille, les secoue, les force à se relever, les renvoie ; ils font dix pas, puis, croyant n’être plus observés, ils se recouchent, la tête appuyée contre la muraille, et se hâtent de reprendre leur sommeil interrompu. Encore une fois on les avertit, on les menace ; la fatigue est plus forte que leur volonté, ils se font un nouveau gîte ; on les découvre encore et on les conduit au poste de la Lingerie, où le violon leur garantit du moins le droit de dormir en paix.

Un peu avant cinq heures du matin, on voit arriver des femmes qui, semblables aux vierges sages dont parle l’Écriture, portent à