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bordées de colonnes, les carrefours ornés de statues admirables, tout attestait la triomphante suprématie du goût hellénique. Les arts et les lettres étaient cultivés dans des écoles assidûment fréquentées. La seule chose qui fît ombre à ce tableau, c’était l’immoralité des habitans. Assurément nos grandes villes modernes ne doivent afficher aucune espèce de prétention à la pureté des mœurs ; elles paraîtront cependant presque austères en comparaison de « ce songe de Sardanapale où roulaient pêle-mêle toutes les voluptés et toutes les débauches[1]. » Pourtant le christianisme fit dès les premiers jours de rapides conquêtes au sein de ce réceptacle d’impuretés païennes. L’excès du plaisir engendre le dégoût, et le raffinement de l’art, même quand toute intention morale est absente, a du moins cela de bon qu’il maintient l’esprit humain à une certaine hauteur. On ne peut douter qu’en se propageant dans la population d’Antioche le christianisme n’opérât une lente réforme des mœurs, qui, sans épurer complètement l’atmosphère, devait déplaire à ceux qui en aimaient les fumées enivrantes ; du moins nous voyons sous Maximin une députation d’habitans païens d’Antioche venir supplier l’empereur de bannir tous les chrétiens de la ville. L’existence, paraît-il, devenait morose à côté d’eux.

Cette charitable requête n’eut pas de suites. Les chrétiens étaient déjà trop nombreux, et Antioche resta l’un des foyers les plus intenses de la religion nouvelle. On peut même dire que c’est Antioche bien plus que Jérusalem qui fit les grandes conquêtes chrétiennes. Dès les premiers jours, au lendemain du martyre d’Étienne, des amis du diacre lapidé se réfugièrent dans la métropole syrienne pour se mettre à l’abri des mesures intolérantes décrétées par le sanhédrin juif. Ils appartenaient à cette fraction libérale de la chrétienté primitive qui voulait continuer l’œuvre de Jésus par une application de plus en plus large des principes qu’il avait proclamés, et qui, particulièrement en butte au mauvais vouloir des bigots du judaïsme, étaient à peine mieux vus d’un grand nombre de leurs propres coreligionnaires, à qui déplaisait la hardiesse de leurs idées. Une fois à Antioche, ils se remirent à prêcher, firent des prosélytes parmi les Juifs et parmi les païens, et ainsi se forma une communauté mixte, libérale par ses conditions d’origine et par l’esprit qui présidait à sa constitution. C’est là que la religion de Jésus se détacha pour tout de bon du judaïsme et reçut son nom distinct de christianisme. C’est là que furent proclamées la déchéance de la loi juive et l’égalité de toutes les nations et de toutes les races. C’est de là que partirent les premières grandes missions

  1. Voyez dans le livre sur les Apôtres, de M. Rouan, la description si remarquable d’Antioche.