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quelques mois, frère Bernard Délicieux, trois fois, nous dit-il, appelé par le vidame, mais plutôt, car on n’est pas sur ce point obligé de le croire, convié par les gens d’Albi et de Carcassonne à ce rendez-vous de tous les persécutés.

Quelle que soit sa passion contre l’inquisition dominicaine, Bernard n’oublie pas qu’il est religieux, et qu’il doit d’abord, en cette qualité, proposer le recours aux moyens canoniques. L’inquisition tient ses pouvoirs de Rome ; c’est donc à Rome qu’il faut faire connaître comment elle en use. Si le devoir de tous les fidèles est de révéler le mal, il n’appartient qu’au chef de l’église de trouver et d’appliquer le remède. Tel est alors l’avis de Bernard. En attendant, il provoque les révélations. Au respect qu’inspirent sa robe et son titre se joint l’influence de sa parole facile, animée. Il est bientôt le conseiller, le procureur des femmes d’Albi. Après avoir entendu le détail de leurs doléances, il dicte à Pierre Conseil, son clerc familier, une série d’articles dans lesquels sont résumés tous les actes de violence imputés à Foulques de Saint-George, et il remet lui-même ces articles au vidame. Les envoyés de Carcassonne le visitent, et il les excite contre Nicolas d’Abbeville. — Le vidame d’Amiens et l’archidiacre d’Auge, qui sont déjà devenus les amis de Bernard, s’en réfèrent eux-mêmes à son jugement sur toutes les plaintes. Comme l’ont déclaré plus tard divers témoins, Bernard est l’artisan principal de la grande conspiration qui va bientôt éclater.

Les réformateurs étaient venus à propos. Dans tout le comté de Toulouse, la société laïque était vivement émue. L’inquisition ne distinguait ni la condition, ni le sexe, ni l’âge des personnes, et sévissait partout, dans les villes et les bourgs, dans les riches hôtels, les châteaux et les chaumières, avec le même zèle et la même fureur ; aussi était-elle partout également maudite. Dans le clergé même, séculier ou régulier, les inquisiteurs avaient beaucoup d’adversaires : avec leurs poursuites à outrance, ils ne servaient pas, disait-on, la cause de la foi, ils fécondaient plutôt la vieille semence de l’hérésie. Dans tous les discours tenus aux oreilles des réformateurs, pas un mot en faveur de la liberté de conscience. Ce droit que tout homme apporte en naissant de croire ou de ne pas croire, de raisonner ou de déraisonner librement sur toute matière métaphysique, est un droit alors inconnu. Avant qu’on le connaisse, combien de siècles s’écouleront encore ! Tous les griefs sont des condamnations iniques, de scandaleuses spoliations. Bien peu de gens osent prétendre que l’inquisition ne soit pas nécessaire ; on accuse simplement la conduite des inquisiteurs. Cependant, l’accusation étant à la fois passionnée et presque générale, les réformateurs