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reconnaître ? C’est là l’inconvénient d’un ordre général et philosophique. Il y a un autre danger d’un ordre plus délicat, c’est le danger des personnalités. Ce matérialisme qu’on poursuit, il prend un nom après tout ; il s’appelle M. le professeur Vulpian, M. le professeur Sée. Il faut donc aller écouter ce que disent ces professeurs au risque de se méprendre quelquefois, recueillir tout au moins des témoignages ; mais alors qu’arrive-t-il ? On l’a vu par les mésaventures de M. le cardinal de Bonnechose. Les témoins qu’on invoquait désavouent le rôle qu’on leur prête ; le seul qui avait cru entendre finit par n’avoir plus rien entendu du tout, et voilà une accusation qui reste en l’air. M. le cardinal de Bonnechose a bien un peu mérité que M. Duruy lui rappelât qu’autrefois, quand il était magistrat, il n’eût pas agi sans doute avec cette légèreté, qu’il eût vérifié la valeur des témoignages, interrogé les personnes accusées.

Au fond, cette discussion, qui a fini assez tristement, ne laisse pas d’être instructive. Sait-on ce qui apparaît de plus clair ? C’est que les chefs de l’église n’ont pas une place nécessaire dans les assemblées politiques. Forcément, par la nature de leurs fonctions et de leur mandat tout spirituel, ils tendent à déplacer les questions, à confondre les juridictions, à entraîner les assemblées dont ils font partie dans des discussions où on ne peut les suivre sans que le sénat se change en concile. Chez eux, l’esprit de prosélytisme sacerdotal domine inévitablement l’esprit politique. Accoutumés à gouverner leur diocèse, ils n’admettent pas ce « diocèse du sens commun » dont parlait spirituellement l’autre jour Sainte-Beuve, et où tout homme public doit bien cependant avoir l’ambitionne garder une place. De plus l’habitude de l’autorité spirituelle, de l’infaillibilité et de l’irresponsabilité donne à leur langage des formes, des allures, auxquelles on a de la peine à s’accoutumer avec la meilleure volonté du monde. Tout ce qui se dit à la rigueur dans une lettre pastorale, dans un mandement, ne peut pas toujours se dire dans une assemblée politique. Et puis enfin, sans entrer dans des questions qui touchent à l’ordre constitutionnel, puisque c’est la constitution qui fait les cardinaux sénateurs, si on cherchait une moralité plus directe dans ces récens débats relatifs au matérialisme, on arriverait peut-être à des conclusions que les éminens prélats n’ont pas aperçues, que M. Duruy a indiquées tout au plus. Qu’on admette, si l’on veut, comme un fait réel et incontestable, cette recrudescence des idées matérialistes : de quel moment daterait-elle ? Elle coïnciderait justement avec l’époque où on a supprimé l’enseignement de la philosophie dans les lycées. Grande lumière pour tout le monde, pour les gouvernemens laïques comme pour les chefs de l’église, grand enseignement qui prouve qu’il ne suffit pas de rétrécir, d’abêtir les esprits pour les préserver des contagions, et que le meilleur moyen de faire des âmes viriles, c’est de les tremper dans la liberté, de les fortifier par l’étude indépendante de tous les problèmes de la destinée humaine ! Si les chefs de l’église veulent s’élever contre