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forme imposante, si l’artiste, pénétré de son sujet et rompu à la pratique de son art, a su traduire les riches couleurs de la forêt jaunie, s’il a rendu la douce mélancolie qui s’exhale de la saison, de l’heure et de la solitude, il est sûr de plaire au public ou du moins à l’élite des délicats. Or il n’y a pas une heure du jour qui n’ait son caractère, pas une saison de l’année qui n’ait sa poésie, pas un lieu du monde qui n’offre un certain intérêt. On peut donc réussir dans l’art du paysage sans sortir de la banlieue ; le tout est de sentir et d’interpréter la nature, telle qu’elle est et se comporte autour de nous. Les premiers peintres qui ont fait ce raisonnement à Paris étaient d’habiles coloristes ; ils sont arrivés au moment où le public avait soif de couleur. Ils avaient le sens poétique, ils ont trouvé un public ivre de poésie. La vieille école du paysage historique n’avait pour elle que la science du dessin et le sens du grand ; elle affichait un fier dédain pour les suavités de la couleur et les mollesses poétiques de l’art : aussi fut-elle battue à plat et l’on se partagea ses dépouilles.

L’école de Barbizon découperait vingt paysages dans un Bertin ou un Desgoffe. La moindre bribe de nature est matière à tableau, pourvu qu’on sache peindre et rendre une impression. Les sujets sont passés de mode, il n’y a plus que des effets : effets de soir, effets de lune, effets de nuit, effets de brouillard, effets de neige, effets de pluie, effets d’automne, effets d’hiver, effets de toutes les saisons, impressions de froid, de chaud, de tristesse, d’horreur, de gaîté printanière. Tous ces effets ne sont pas nécessairement observés par celui qui les rend ; rien ne prouve que les diverses impressions qui nous sont transmises soient personnelles à l’auteur : on a brisé les vieux poncis, mais on en a fait de neufs.

Le monde nous envie l’éclat de cette école ; il a raison en ce sens que nous sommes devenus terriblement habiles. Nous excellons à peindre, nous sommes coloristes, nous débitons, bon an mal an, cinq ou six mille pochades, peu dessinées, il est vrai, mais qui sollicitent le passant aux étalages, et que l’on achète par surprise, à première vue, pour ne plus les regarder, car on les écrème d’un coup d’œil, et il n’y reste rien après. Les maîtres de cet art supportent plus longtemps la vue, parce qu’ils ont étudié dans leur jeunesse et qu’ils mettent quelque chose au fond de leurs tableaux. M. Corot n’est pas seulement un fin coloriste et un charmant poète, il dessine à peu près, lorsqu’il veut s’en donner la peine. Je ne répondrais pas de M. Daubigny, mais qu’importe ? L’à peu près suffit dans cette spécialité désormais secondaire. Nos petites études d’après nature sont charmantes, et nous pouvons en inonder l’Europe et l’Amérique, pour peu qu’on nous défie. Tandis qu’un petit nombre d’obstinés s’escriment à faire entrer tout l’univers dans un