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Cependant nous ne nous chargeons pas de contenter tout le monde. Si toutes les vérités sont bonnes à dire poliment, toutes ne sont peut-être point agréables à entendre. De quelques ménagemens qu’on entoure une opinion sincère, on risque de froisser non-seulement les vanités privées, mais cet optimisme patriotique qui est le fond du caractère français. Nous avons décidé de temps immémorial, à l’unanimité des voix, que nos soldats, nos savans, nos écrivains et nos artistes étaient les premiers de l’univers, et qu’il en serait ainsi jusqu’à la fin des siècles. Ce vote de confiance a du bon, il convient qu’une nation s’estime à sa valeur et même au-delà ; mais prenons garde : il y a un degré d’infatuation qui est le commencement de la décadence.

Si le progrès venait à s’arrêter chez nous, si même par malheur nous tombions au-dessous, de nous-mêmes, qui nous avertirait ? Le gouvernement ? Non ; tous les pasteurs des peuples sont entourés d’un chœur enthousiaste qui s’égosille à chanter les louanges du présent. Chaque prince s’imagine qu’il fait tout son siècle à lui seul, et se flatte de le faire aussi bien que Périclès, Auguste et Louis XIV. Le plus pacifique des souverains serait navré de lire dans une gazette d’Allemagne que le recrutement, ou l’instruction, ou l’armement de ses soldats laisse à redire. Le moins lettré, le moins artiste des rois se laisserait choir en mélancolie, s’il apprenait que ses artistes ou ses mandarins lettrés se négligent. Aussi. les gens de cour, rangés en cercle autour du maître, s’empressent-ils d’écarter les doutes importuns qui voltigent. Il faut que tout aille bien, que tout soit pour le mieux ; on le dit, on le proclame, on l’imprime. On ne craint pas de publier, lorsque l’Europe commence à nous plaindre, des rapports officiels sur le progrès de toutes les belles choses, qui déclinent, hélas ! à vue d’œil. Je constate pourtant que les hommes d’administration ont eu trop de bon goût ou du moins trop de pudeur pour se féliciter publiquement du progrès de nos arts. Ils savent que la glorieuse promotion de 1830 est descendue sous terre, que nous avons perdu coup sur coup Decamps, Ary Scheffer, Delacroix, Vernet, Ingres, Troyon, Rousseau, David d’Angers, Pradier, Rude, Simart, Duret et d’autres que j’oublie ; ils comptent sur leurs doigts le peu de vrais artistes qui nous restent, et ils s’avouent entre eux que l’art national depuis dix, ans n’a progressé qu’au rebours.

S’il y avait plus de logique chez ceux qu’Homère appelle mangeurs de peuples, ils se reprocheraient l’extinction de leurs sujets illustres, puisqu’ils se glorifient de les avoir fait éclore. Nous qui jugeons sans partialité les mérites et les démérites du prince, nous estimons qu’il exerce une influence aussi problématique sur