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débarcadère. « Messieurs, leur dit-on, permettez qu’on vous voie. » Quand leurs figures éclairées par la lumière du gaz eurent été reconnues, on les laissa tranquillement aller ; mais chacun d’eux savait bien que la mèche était éventée, et qu’il n’y avait plus rien à faire pour les garroteurs dans la grande cité industrielle du nord. Aussi, regrettant d’avoir perdu l’argent de leur excursion, ils retournèrent vers Londres, honteux et confus comme le renard de la fable.

Il y a une vingtaine d’années, un moraliste anglais, M. Henry Mayhew, eut l’idée de convoquer, à un meeting les voleurs de Londres ; au-dessous de vingt et un ans. Cent cinquante d’entre eux se rendirent à cet appel, et la séance eut lieu dans une des classes de British Union school. Les auditeurs étaient rangés sur des bancs, et la longueur de leurs cheveux indiquait le temps qui s’était écoulé depuis leur dernière sortie de prison. Presque tous couverts de haillons, ils n’en affectaient pas moins une gaieté bruyante, à l’exception des plus âgés, qui gardaient au contraire une attitude sombre. Pendant une demi-heure environ, ils se mirent en devoir d’imiter la voix de tous les animaux domestiques, étrange concert au-dessus duquel dominait la voix du coq. Le président craignit un instant de perdre sa soirée ; mais, sur son invitation l’ordre et le silence succédèrent au tumulte. L’un des assistans comptait à peine dix-neuf ans, et il avait été vingt-neuf fois en prison ; cette communication fut reçue avec des applaudissemens, et tous les autres se levèrent pour contempler le jeune héros. Plusieurs d’entre eux avaient d’ailleurs écrit à la craie sur leur chapeau un numéro indiquant leurs campagnes, c’est-à-dire le nombre de fois qu’ils avaient été incarcérés. Les causes qu’ils assignèrent eux-mêmes à leur état de vagabondage et de déprédation étaient la négligence de leur famille, les mauvais traitemens de leurs maîtres et l’influence de jeunes compagnons qui les avaient entraînés dans cette voie. Soixante-trois parmi eux savaient lire et écrire. Ils avaient leur littérature, et aimaient à dévorer toutes les histoires de voleurs, toutes les biographies de brigands célèbres. Ceux qui ne pouvaient déchiffrer les lettres moulées se faisaient lire à haute voix de tels ouvrages par leurs « collègues plus instruits. Vingt d’entre ces jeunes malfaiteurs avaient été fouettés deux, trois et quatre fois[1]. Un policeman en habit bourgeois se trouvait dans la salle, et sa présence, ayant été remarquée, donna lieu à des murmures, à des sifflets. Avait-il bien le droit d’être là ? On le pria de se retirer, et il obéit en faisant des excuses. Durant le cours de

  1. Le magistrat anglais, d’accord avec la loi, prononce dans certains cas très graves ce genre de punition corporelle, qui est aussi applique dans les prisons pour des faits de révolte ou de transgression des règlemens.