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différends s’élèvent sur la voie publique. Il lui faut alors juger entre les affirmations les plus positives, mais les plus contradictoires, et il est rare qu’on méconnaisse sa décision, frappée d’ailleurs au coin de la sagesse. Cet homme sort pourtant de la masse obscure de la population anglaise, et il ne possède qu’une éducation bien élémentaire. Il reçoit, il est vrai, de Scotland-Yard des instructions écrites et verbales ; mais quelles règles pourraient suppléer à un fonds de bon sens et de tact naturel dans l’exercice d’attributions si variées ? Il lui faut en outre une grande mémoire et une certaine présence d’esprit pour répondre aux diverses questions que lui adressent les passans. Le constable est censé connaître toutes les rues, tous les recoins, toutes les maisons de son district. C’est le guide infaillible de l’étranger à Londres, le serviteur volontaire de tout homme qui se trouve embarrassé, et il ne demande jamais le prix de ses services. Ne possède-t-il point lui-même les lumières nécessaires pour éclairer vos doutes, il s’adresse à un autre policeman¸ et ne lâche guère la partie avant qu’il n’ait réussi à être utile. Tout le monde aime à reconnaître sa rare urbanité ; je l’ai vu sur London-Bridge, le pont le plus encombré de voitures, conduire lui-même, entre la tête des chevaux et les chars roulans, des femmes effrayées qui hésitaient à traverser seules ce dangereux passage. On raconte qu’un des caractères qui frappèrent le plus Garibaldi lors de son voyage à Londres fut celui de cet humble fonctionnaire en habit bleu, « Quand je parle de la police anglaise, se serait-il écrié, j’ôte mon chapeau, » et il salua. Le mérite de cette police, bien faite pour exciter l’enthousiasme d’un étranger, c’est qu’elle sait être efficace sans se montrer tracassière. Armé d’une patience stoïque, le peeler (c’est, on l’a vu, un des surnoms de cet agent) ne se sert jamais des pouvoirs conférés par la loi qu’avec un zèle discret et une extrême modération. Il a pourtant des ennemis, et ces ennemis le craignent. Quand il s’avance grave et impassible, frappant le trottoir à temps égaux d’un talon militaire, avec quel soin les hommes à mine suspecte ou sinistre s’éloignent de son ombre ! « C’est lui, here he is ! » murmurent entre eux les jeunes pick-pockets, les chevaliers d’industrie, les filles de petite vertu, et subitement toutes ces figures du mal s’évanouissent en sa présence.

En passant de l’état de nature à la civilisation, l’homme a en quelque sorte délégué à la société le soin de le garder. Aussi beaucoup de facultés d’un ordre inférieur, telles que l’instinct de défense personnelle et l’extrême acuité des sens, ont-ils dû nécessairement s’amoindrir chez les habitans des villes. Si l’on tient à retrouver quelques-uns de ces dons primitifs qui font l’orgueil et la