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que toute une société d’agitateurs notoires dont la moitié était, il n’y a pas six mois, en fuite ou en prison, puisse parcourir nos provinces, se rendre à pied, de sorte que tout contrôle est impossible, dans tous les coins de la monarchie, et y faire ce qui leur plaît, cela me confond. Il y a longtemps que la facilité avec laquelle nos ambassades de Berlin et de Dresde délivrent des passeports me scandalise ; on ne devrait en donner que pour aller par la grande route à Prague ou à Vienne[1]. »

Quant à la presse, il estime qu’elle est le plus grand mal positif dont la société moderne soit travaillée ; il abolirait, s’il dépendait de lui, l’imprimerie même. Il ne déteste pas la presse seulement comme incompatible avec le repos et la durée des grandes monarchies, il la hait encore parce qu’elle l’empêche de dormir en paix. Il écrit dans un jour de sécurité : « De nouvelles révolutions ne sont pas à craindre pour le moment, la faction révolutionnaire n’est pas près de remporter de victoires qui renversent les états, la sûreté matérielle des trônes et de la propriété n’est pas immédiatement menacée ; mais l’ennemi qui a juré notre mort peut encore parler comme s’il comptait, comme s’il devait vaincre bientôt. Pur bavardage ! dites-vous ; ils ont perdu leur aiguillon. A la bonne heure ; mais croyez-vous qu’il soit agréable de s’entendre crier à l’oreille toute la journée : Tu mourras, il faut que tu meures ? que cela ne vous gâte pas le plaisir de vivre ?… Il est contre nature, on ne s’explique que par la puissance de cet odieux fantôme qui s’appelle liberté de la presse, que les vaincus puissent se pavaner encore sur le champ de bataille et railler les vainqueurs. Autrefois, dit Macbeth, quand un homme était mort, on avait la paix avec lui ; les morts sortent maintenant de leurs tombes, couverts d’horribles blessures, et ils nous chassent de nos sièges[2]. » On conçoit qu’il a dû étudier à fond les moyens de combattre cette puissance infernale ; il a le mérite d’avoir compris et formulé à merveille les avantages du régime administratif sur les voies judiciaires et répressives. Le congrès de Carlsbad, en 1819, est le plus grand triomphe de ce système ; Gentz, qui a rédigé les résolutions arrêtées dans ce congrès sans y prononcer le mot de censure, habileté dont il se félicite avec un juste orgueil, le considère comme « le plus grand mouvement rétrograde qui ait été accompli ; » c’est « une victoire plus grande que celle de Leipzig. » C’en est fait des velléités constitutionnelles et libérales des petits états ; la presse et les universités sont enfin mises à la raison, l’Autriche est parvenue à inspirer son esprit aux autres puissances, à la Prusse elle-même, sa

  1. Briefe an Pilat, 10 août 1820, t. Ier, p. 419.
  2. Ibid, t, II, p. 147.