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lorsque l’Autriche est défaite encore une fois, il se calme tout à fait. La paix de Vienne ensevelit définitivement ses espérances et son courage, et ouvre pour lui une nouvelle époque.

L’état de son esprit à la suite de cet événement n’est pas une de ces tristesses viriles causées par les malheurs publics, dont il parle dans la préface des Fragmens ; sa désillusion a de moins nobles causes. Gentz a quarante-six ans, et ressent déjà les premières atteintes de l’âge. Les habitudes de sa jeunesse sont devenues plus exigeantes depuis qu’il est à Vienne, sur la terre classique du plaisir insouciant et de la frivolité. Jamais en effet sociétés plus brillantes n’ont animé la capitale de l’Autriche qu’à cette époque, où les Lobkowitz et les Esterhazy, les princesses de Courlande et la princesse de Bagration, les Palfy, les Schœnborn, les Lichtenstein, déploient, comme pour s’étourdir sur l’abaissement de l’état, un luxe inouï de fêtes, d’ameublemens et d’équipages. On comprend les embarras d’argent d’un fonctionnaire qui veut figurer dans cette société ; la source des libéralités anglaises est tarie, l’empereur Franz est avare et ne donne rien, le cours du papier-monnaie est tombé au plus bas ; Gentz est miné. C’est dans ces circonstances qu’il se lie étroitement avec le prince de Metternich,, qui remplaçait le comte de Stadion à la tête des affaires. Alors commençait à s’élever cette grandeur toute d’illusion à laquelle on a cru de loin pendant trente ans, mais qui ne résistait pas aux regards d’un observateur attentif. Nous savons ce qu’elle valait, aujourd’hui que l’Autriche a payé les erreurs de ce long ministère. D’une moralité dans les affaires d’argent qui a autorisé les plus étranges imputations, Metternich n’eut dans toute sa vie publique qu’une pensée, celle de se maintenir, et, avec la prétention affichée jusqu’au bout de ne céder ni aux hommes ni aux événemens, il ne s’est maintenu qu’en cédant toujours. Son ignorance, qui s’étendait jusqu’à l’orthographe et à la grammaire, n’était point compensée par la portée naturelle de l’esprit ; un sourire perpétuel qu’on pouvait interpréter au besoin de bien des manières, où le maréchal Lannes voyait une flexibilité rampante, le baron Hormayr la ruse et la convoitise, lord Russell une habitude machinale, jouait autour de ses lèvres et masquait le peu de fonds de son esprit. Fanfaron de libertinage et de frivolité dans sa jeunesse, devenu dogmatique avec l’âge au point de fatiguer les mieux disposés à l’admirer sur parole, arrivé dans les dernières années au plus ridicule orgueil, parlant de principes comme s’il en avait jamais eu, de la postérité comme s’il ne doutait pas du jugement qu’elle porterait sur lui, ses vanteries, après une suite d’échecs si continuelle, faisaient hausser les épaules autour de lui. Il n’a rien réalisé, il n’a laissé debout, à force d’appuis extérieurs, qu’un édifice vermoulu au dedans. Cet homme d’état