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Faut-il voir dans ce rapide changement un indice de la versatilité d’esprit qu’on a tant reprochée à Gentz ? Je ne le pense pas ; il n’est guère plus raisonnable de faire un crime à ceux qui accueillirent si bien la révolution de s’être montrés trop vite infidèles à leurs idées qu’à la révolution elle-même d’avoir trompé leurs espérances. La vérité est qu’il n’entrait dans les acclamations presque universelles dont elle fut saluée à son début nul esprit politique, aucune prévision des difficultés qu’elle aurait à vaincre ; on accueillait en elle je ne sais quelle image idéale de la pure raison, qui n’aurait jamais dû sortir de la poésie et des livres, si l’on voulait qu’elle restât immaculée. Si donc F. de Gentz recula comme beaucoup d’autres aussitôt qu’il fallut reconnaître que le droit ne peut s’installer dans le monde sans combat, il n’y a point à s’en étonner. On conviendra dans tous les cas que les armes dont il se servait contre la révolution n’étaient pas mal choisies. Les livres de Burke, de Mounier, de Mallet du Pan, forment le plus riche arsenal d’objections qu’on puisse trouver contre la tentative qui se faisait en France. Gentz ajoute encore à chacun de ces livres des notes où il épouse tous les préjugés de l’auteur, exagère ses sévérités et ses passions ; il s’enivre de l’éloquence de Burke et de sa propre rhétorique jusqu’à ne plus voir dans la révolution que l’esprit du mal et méconnaître les nécessités les plus évidentes. Il ne se contente pas, dans ses nombreux écrits de cette époque, de déclarer la participation du peuple au gouvernement chose de pure forme et simple accident, c’est-à-dire de nier la liberté politique ; il va plus loin. La diffusion croissante des lumières lui paraît incompatible avec le maintien de l’ordre ; la culture de l’intelligence a pris un développement excessif sans que la discipline morale se soit étendue et développée en proportion ; il n’y a pas de gouvernement qui puisse résister au flot tumultueux des connaissances, tenir contre l’indiscrétion croissante des esprits. Gentz formule ici, avec une franchise qu’il n’aura pas toujours, la maxime fondamentale de tout système rigoureusement conservateur. Aussi, trente ans plus tard, arrivé presque au terme de sa carrière, il ne rencontrera rien de mieux pour justifier la politique qu’il soutient que ces mots cités dans les lettres à Pilât et qui expriment la même pensée : « Il y a trop de liberté, trop de mouvement, trop de volontés déchaînées dans le monde. Grâce à l’orgueil immense qui s’est emparé de toutes les classes, tout homme veut se battre, juger, écrire, administrer, gouverner. La moitié du monde est employée à gouverner l’autre sans y réussir. » La conclusion est claire ; c’est d’elle que sont sortis les mesures les plus hasardeuses de la restauration et finalement le coup d’audace qui l’a perdue. En cherchant dans l’inquiète liberté des esprits et dans les besoins qu’elle