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consiste à discerner le genre de travail auquel il est propre, et Thorvaldsen, qu’il le sût ou non, était impropre à celui-ci. S’il le savait, où est l’excuse ? S’il l’ignorait, que ne s’efforçait -il au moins de mieux prouver sa bonne foi ? Dans l’un comme dans l’autre cas, il a eu tort, et l’indulgence nous paraîtrait grande de prétendre justifier des fautes ou des méprises de cette force par l’incapacité même ou par l’imprudence de celui qui les a commises.

Parmi les monumens commémoratifs que Thorvaldsen a sculptés pour diverses villes de l’Europe, et dans lesquels en général on ne rencontre guère qu’une majesté fausse ou banale, il en est un toutefois qui se distingue par la grandeur imprévue de la donnée et jusqu’à un certain point par la justesse des intentions, je veux parler de celui qui consacre à Lucerne le souvenir du dévouement des Suisses morts à Paris dans la journée du 10 août 1792. Tout le monde connaît la disposition du lieu et les caractères de l’œuvre, soit pour en avoir jugé sur place, soit pour s’en être informé dans les publications photographiques. Au milieu d’un massif granitique servant de fond à un jardin public et sous une grotte de dix mètres taillée dans le roc, le lion helvétique, couché, atteint au flanc d’un coup de pique, expire en couvrant par un dernier effort l’écu fleurdelisé de la France, à côté duquel se dessine la croix héraldique de la Suisse. L’idée est simple et belle, le symbole éloquent, l’ordonnance de l’ensemble imposante. Malheureusement, en exagérant dans quelques détails l’expression du sentiment prêté à la victime, l’artiste a compromis d’autant l’effet qu’il entendait produire et donné presque les apparences d’un paradoxe à une pensée juste et noble en soi. Que ce lion mourant appuie en signe de dévouement une de ses pattes sur le bouclier royal, il n’y a là qu’une fiction légitime, parce que les termes en sont conformes au naturel même et aux mœurs physiques de l’être représenté. Celui-ci agit dans l’image d’un fait idéal comme il agirait en réalité, s’il avait à défendre ses petits ou sa proie ; mais que sa physionomie exprime une douleur morale qu’il appartient au cœur humain seul de ressentir et au visage humain de refléter, qu’à l’attitude vraisemblable de ce corps vaincu s’ajoute je ne sais quel simulacre de mélancolie, — voilà qui dépasse les limites de l’allusion poétique et du moyen permis. Les anciens maîtres ne l’entendaient pas ainsi, lors même qu’ils attribuaient un rôle épique aux animaux. Les chevaux que Léonard de Vinci met en scène dans son célèbre Combat des quatre Cavaliers participent à la lutte furieuse engagée entre les hommes ; mais ils y interviennent dans la mesure de leurs instincts ou, si l’on veut, de leurs passions. Ils se heurtent et se mordent les uns les autres, sans faire mine pour cela de