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savoir-faire, et se procurer en viager une heureuse fortune au lieu de la gloire durable qu’il leur appartenait de s’assurer.

Peu d’artistes au reste, même parmi les plus favorisés, sont parvenus aussi aisément que Thorvaldsen à une position brillante ; et s’y sont maintenus jusqu’au bout avec un concours aussi empressé de l’opinion ; bien peu ont eu moins que lui à lutter contre les difficultés ou à réformer le sort. L’intérêt qu’on lui témoigne en Italie et les protecteurs qu’il y rencontre lorsqu’il n’est encore, écrit l’un de ceux-ci, qu’un « honnête garçon, mais un étrange paresseux, » — sa jeunesse à peu près exempte, grâce à la pension qu’il reçoit, des privations ou des inquiétudes auxquelles tant d’autres apprentis de l’art ont été condamnés ; — tout, jusqu’à son origine danoise et ce caractère d’exception qu’elle donne à son talent, tout simplifie son rôle dès le début, et devient pour lui une occasion ou un élément de succès. Encore quelques années, et l’ex-pensionnaire de l’académie de Copenhague, classé désormais parmi les plus habiles sculpteurs établis à Rome, se verra par surcroît entouré de la vénération et des hommages réservés d’ordinaire à ceux dont la vieillesse a achevé de consacrer les services. Thorvaldsen, en un mot, arrive de bonne heure à cette double situation d’artiste en vogue et de patriarche ; l’habitude est si bien prise par tout le monde de le considérer comme tel que, lorsqu’il sera élu, lui protestant, président de l’académie de Saint-Luc, le pape ne trouvera rien à objecter contre un choix qui ne laissait pas pourtant d’entraîner plus d’une difficulté, dans la pratique[1].

Quelques rapides succès toutefois, quelques nombreux amis que Thorvaldsen ait dus à son heureuse étoile ; il serait fort injuste à une certaine époque de sa vie surtout, de ne voir en lui qu’un homme bien servi par les circonstances ou par son humeur débonnaire. Lorsque, dans le cours des vingt premières années de son séjour à Rome, il modelait des statues comme le Mercure et le portrait de la Princesse Baryatinska, des bas-reliefs comme la Nuit et Priam aux pieds d’Achille, c’était bien le mérite intrinsèque de ses ouvrages qui provoquât et qui justifiait les applaudissement. Le temps n’était pas venu encore des admirations de confiance ou des éloges complaisons. Si la restauration des marbres d’Égine

  1. On sait, par exemple, qu’à certains jours de fête le président de l’académie de Saint-Luc est tenu d’assister, comme représentant de la compagnie, aux offices du culte catholique. Pour Canova, Camuccini et les autres prédécesseurs de Thorvaldsen, la chose avait été de soi ; mais avec un homme séparé de l’église romaine comment faire ? Léon XII n’hésita point. Il approuva hautement, comme un acte nécessaire de justice, l’élection qui venait d’avoir lieu, et se contenta d’ajouter qu’il y aurait sans doute « tels momens où le nouveau président verrait bien qu’il doit être indisposé. »