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En nous aidant de ces documens et de nos propres souvenirs pour relever à notre tour les titres de Thorvaldsen, nous voudrions indiquer aussi ce qui autorise les reproches ou tout au moins les réserves. Si l’artiste danois a montré quelquefois une habileté supérieure, il lui est arrivé trop souvent de spéculer sur ces preuves faites pour se dispenser de nouveaux efforts. Il appartient donc à la critique d’opposer en quelque sorte Thorvaldsen à lui-même et de rappeler une fois de plus par cet exemple qu’un sculpteur ou un peintre ayant connu et pratiqué le bien ne saurait impunément se décourager du mieux. En escomptant l’avenir au profit de sa notoriété présente, il compromet aussi quelque chose de sa dignité morale ; il montre au moins par là qu’il n’est pas tout à fait un grand artiste, car on n’est, on ne peut être tel qu’à la condition d’avoir l’âme grande et de préférer obstinément au culte des succès faciles la religion sévère du devoir.


I

Ceux qui, comme nous, ont approché Thorvaldsen pendant les dernières années de son séjour à Rome se souviennent de l’espèce de bonhomie rustique avec laquelle il semblait porter sa renommée et se livrer, lui et ses œuvres, aux regards des curieux aussi bien qu’aux respects de ses admirateurs. Rien de moins hautain que les habitudes et les manières de ce vieillard dont les rois avaient recherché l’amitié, dont les hommes de tous les rangs et les artistes de tous les pays tenaient à honneur de se faire les courtisans ou les disciples ; rien de moins aristocratique non plus que l’aspect de sa personne. Avec son épaisse chevelure en désordre, son visage aux plans carrés et à la physionomie sans souplesse, avec ses formes robustes et sa mise au moins négligée, Thorvaldsen avait les dehors d’un ouvrier bien plutôt que ceux d’un artiste. Ouvrait-il la bouche, son langage, bizarre amalgame de mots italiens, allemands et français, effarouchait l’oreille sans en racheter les surprises ou les fatigues par l’élévation secrète des idées. Tout en lui était incorrect, presque inculte ; tout exprimait une ignorance ingénue des règles ou des conventions, quelles qu’elles fussent, depuis les exigences de la grammaire jusqu’aux préceptes du savoir-vivre.

Et cependant sous cet extérieur d’indépendance excessive et de naïveté se cachait une intelligence très habile à tirer parti des hommes et des choses, un esprit très sagace à ses heures, très capable de suppléer par un fonds de finesse native à ce qui lui manquait du côté de l’instruction classique ou de l’éducation mondaine. Servi par ses instincts d’artiste, qui le portaient, même en matière