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jours, la presse n’ait trouvé dans la grave assemblée d’habiles défenseurs. M. Bonjean et M. Boinvilliers ont parlé en jurisconsultes distingués et ont émis des idées aussi justes que libérales. M. de La Guéronnière a relevé les services de la presse, et s’est fait le champion de l’empire progressif avec une chaleur sûrement excitée par la certitude de n’être pas désagréable. M. Sainte-Beuve a prononcé « pour le public, » comme il l’a dit, non pour le sénat, qui ne l’a pas entendu, un discours qui est une étude d’une pénétrante finesse et d’un ingénieux bon sens. M. Rouher à son tour est venu porter le dernier coup, le coup décisif, en mettant une vigoureuse et infatigable éloquence au service de cette loi qu’il avait déjà sauvée d’une mésaventure imminente devant le corps législatif; mais enfin ce n’était pas là l’esprit du sénat, et tout ce qui ressemblait à une parole libérale se perdait visiblement dans une atmosphère peu favorable. M. Bonjean paraissait un démagogue, et M. Rouher lui-même était tout au moins un homme fort téméraire. L’organe le plus fidèle de la pensée intime du sénat, c’est M. de Maupas avec sa démonstration résolue en faveur du régime discrétionnaire, ou M. Ferdinand Barrot avec ses perplexités. Une seule chose est étonnante, au milieu des sentimens de défiance et d’inquiétude qui dominaient si visiblement dans le sénat, c’est que la discussion n’ait pas fini par le renvoi de la loi de la presse à une délibération nouvelle. C’était la conclusion naturelle et logique. Bien au contraire, tout s’est terminé le plus doucement du monde par un vote d’une aimable unanimité, contre lequel vingt-trois sénateurs ont protesté seulement par leur abstention. Ce sont les derniers Romains, les purs du régime administratif et discrétionnaire. Les votes ne sont pas la chose la plus importante en pareille affaire; ils sont déterminés le plus souvent par des considérations très diverses et très complexes qu’il serait difficile d’analyser et de préciser; les discussions restent comme le symptôme d’une situation, comme la révélation du véritable état des esprits.

En vérité, un singulier spectacle est offert depuis quelque temps, et ce spectacle serait fait pour inspirer quelque orgueil à la presse, si elle n’était ramenée à la modestie par le sentiment des épreuves qu’elle a subies et qu’elle peut subir encore. Ce simple fait d’une loi sur la presse tient en émoi depuis plus d’un an tous les pouvoirs publics ; il devient une occasion de conflit d’opinion à peine dissimulé entre le gouvernement et les assemblées; il provoque presque des crises, il trouble la sérénité des satisfaits du régime discrétionnaire. La presse ne se considérerait pas elle-même comme une puissance qu’on le lui rappellerait assez par la façon dont on la traite : puissance malfaisante bien entendu, mais enfin c’est une puissance redoutée, redoutable, qui en vient à inspirer un effroi presque risible, à causer de véritables insomnies, car, cela est bien clair, tout ce qu’il y a de catastrophes dans le monde, c’est la presse