Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 75.djvu/477

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grave et peut-être décisive. Ce sera un lien naturel entre l’esquisse que nous avons faite des deux églises d’Irlande et l’exposé qui devra suivre de leur situation actuelle et de leur avenir.

Ainsi que Tocqueville l’a si justement remarqué, ce n’est presque jamais au moment où il est le plus malheureux qu’un peuple se soulève contre ses maîtres. Pour la même raison, la rancune survit chez lui à l’injustice qui l’a causée. Il en a été ainsi pour l’Irlande. Trop faible pour résister au temps des cruelles persécutions, elle a mis au service de ses passions nationales les forces qu’elle a acquises depuis par l’usage de la liberté et l’accroissement de sa prospérité matérielle. Est-ce une raison pour lui adresser le reproche d’ingratitude et traiter de vaine utopie les efforts de l’Angleterre contemporaine pour réparer les crimes des générations passées? Non certes. Le bien ne se perd pas plus que le mal, même quand les effets sont lents à se développer. Les lois de la physique nous enseignent que les oscillations opposées du balancier occupent toujours des espaces de temps égaux. La politique est soumise à des règles plus complexes, mais dans son domaine ce n’est pas en vain non plus qu’on violente la nature, et elle ne permet pas que le pendule retrouve subitement son équilibre après une forte et longue secousse. Lorsque les griefs d’un peuple ont été amassés pendant des siècles, ils peuvent être redressés en un jour; mais il faut bien des années pour les effacer. C’est pour cela qu’on ne peut s’étonner de voir l’Irlande plus hostile à l’Angleterre aujourd’hui qu’il y a vingt ans, lorsqu’elle était accablée par la terrible famine de 1847. Les passions étaient sans doute les mêmes alors, mais elles étaient énervées : l’insurrection de Smith O’Brien échouait misérablement, et les meurtres agraires avaient un caractère plutôt social que politique. L’émigration, qui, en privant l’Irlande de la partie la plus active de ses enfans et en assurant aux autres des salaires plus élevés, semblait devoir apaiser ces passions, a été au contraire la cause de leur réveil.

En effet, les Irlandais qui par centaines de mille avaient fui aux États-Unis n’oublièrent pas leur ancienne patrie, et, aussitôt qu’ils eurent gagné quelque argent, ils firent venir la famille qui n’avait pu les suivre, puis ils envoyèrent une partie de leurs économies aux parens, aux amis qu’ils avaient laissés dans la misère. Tandis que les propriétaires absens et plus encore leurs créanciers, dont les hypothèques dépassaient souvent la valeur totale de la terre, en absorbaient les revenus en Angleterre et retiraient ainsi constamment à l’Irlande l’épargne capitalisée qui aurait dû servir à féconder le sol, la colonie fondée en Amérique par l’émigration lui envoyait au contraire en vingt-cinq ans une somme de 600 mil-