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victime. Avant de devenir ainsi le guide, le consolateur et le représentant par excellence d’un peuple vaincu, celui-ci avait passé par de grandes vicissitudes. Bien des siècles s’étaient écoulés depuis la brillante période où il occupait un si haut rang dans les sciences et les lettres. La conquête l’avait peu à peu transformé. Lorsque les Anglais introduisirent en Irlande le système féodal, ils y constituèrent, selon l’usage, de grands fiefs ecclésiastiques et s’emparèrent des évêchés, des principaux monastères, des plus importans bénéfices, comme d’un puissant moyen de domination. Le haut clergé, richement doté, forme alors en Irlande, comme dans toute l’Europe, un corps politique; il fait cause commune avec les oppresseurs, il s’appuie sur une bulle du pape Adrien IV faisant donation de l’Irlande au roi Henri II pour soutenir leur domination et en profiter. Il finit par devenir plutôt Anglais qu’Irlandais. Aussi plus tard un grand nombre de ses membres obéissent-ils docilement à la voix de Henri VIII, qui leur ordonne de reconnaître sa suprématie religieuse. C’est ainsi que se fonde l’église établie d’Irlande. Peu de temps après, nous voyons à quel point cette église était exclusivement une machine de gouvernement, et de quel gouvernement! Waterhouse, secrétaire du gouvernement irlandais en 1544, demandait que la reine Elisabeth conférât les évêchés vacans à des soldats expérimentés, « n’y ayant ni signe de religion ni place pour la justice jusqu’à ce que le sabre ait ouvert le chemin à la loi[1]. »

L’église catholique, abandonnée par ces chefs indignes, se réorganise et redevient nationale. Désormais elle a son caractère, elle est pauvre. Ses vastes domaines, les monumens de son culte, les dîmes qu’elle prélevait, sont en grande partie attribués à la nouvelle église fondée par Henri VIII. Ceux d’entre les évêques qui résistent à ce souverain sont dépouillés, et les biens épiscopaux de leurs diocèses partagés entre les seigneurs anglais. Cependant ce n’est que cent ans plus tard que la race irlandaise est définitivement subjuguée, et tout ce qui la représente systématiquement abaissé. L’Angleterre est divisée par la guerre civile. L’Irlande y est entraînée par l’espoir de retrouver son indépendance. Oubliant les persécutions de Jacques Ier, elle ne voit plus dans Charles Ier que le petit-fils de la catholique Marie Stuart. Elle est vaincue par Cromwell. Le protecteur reprend sur une plus grande échelle le système de confiscation déjà appliqué par ses prédécesseurs après chacune de leurs victoires. Ainsi les habitans de la riche province d’Ulster avaient dû céder leurs terres à des colons anglais ou écossais, et aller périr de misère dans les bruyères stériles du Con-

  1. Cité dans le discours de M. Coleridge.