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la critique de collège, et que nous y renvoyons bien volontiers. Le mal de la situation vient du procédé admiratif, dont on n’espérait que du bien. On ne comptait pas sur la faiblesse humaine; on oubliait que les critiques sont des hommes. Ceux d’autrefois, en découvrant des taches là où les simples ne voyaient que lumière et splendeur, faisaient valoir leur esprit; ceux d’aujourd’hui le font valoir en dévoilant, en dénichant des beautés que l’on ne soupçonnait pas. La méthode admirative leur sert à se faire admirer eux-mêmes. Qu’ils prennent pour objet un ancien ou un moderne, ils peuvent gâter également le goût; ils grossissent les beautés de détail comme on grossissait les fautes de détail : c’est l’éternelle histoire du quoi qu’on die de Molière. La critique admirative a favorisé le dilettantisme, qui déjà, grâce au règne de l’esprit mercantile et prosaïque, se cantonnait en son domaine. Pour goûter les vers, non-seulement pour en faire, mais pour en lire, il devient nécessaire d’être connaisseur. Il ne s’agit de rien moins pour les poètes que de dire de belles choses, de jolies choses, constamment et à propos de tout, non des choses spirituelles, car tout le monde, le vulgaire même, y trouverait quelque plaisir, mais des choses essentiellement poétiques, emportant avec elles la sensation du beau. Vous voyez d’ici le mystère, le raffinement! Vous imaginez bien quelle oreille épurée, quelle culture musicale, quelle distinction d’esprit, quelle sensibilité d’organes cela suppose! Pour apprécier Keats et Shelley en 1820, il fallait déjà de la finesse; que ne faut-il pas pour juger aujourd’hui les successeurs de Shelley et de Keats!

A force de voir dans les modèles ce qui n’y est pas, la critique a été cause qu’on a mis dans les copies ce qui ne devrait pas y être. On a trop vanté dans les successeurs de Shakspeare (car il fallait bien s’adresser à ce qui n’était pas très connu), on a trop vanté certaines grâces qui depuis avaient été négligées ou décriées. Telles sont les beautés de détail, fine things, la peinture par les mots, word painting, et l’allittération. On a dit avec raison chez nous que les beaux vers ont tué la tragédie; si l’on n’y prend garde, les beautés de détail seraient capables de perdre la poésie. Essayons de donner une idée du procédé spasmodique. Voici deux vers que nous prenons au hasard dans Shakspeare, au premier acte et dans la première scène de Troilus and Cressida.

Sorrow that is couch’d in seeming gladness,
Is like that mirth fate turns to sudden sadness.

« L’ennui qui repose sous une apparente gaîté est comme ces joies que le destin tourne en soudaine tristesse. » Deux beaux vers assurément; mais enfin tout a ses proportions dans ce monde, quand on n’a pas recours à la loupe et qu’on le regarde avec les