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ils lui laissaient entrevoir la possibilité de s’établir dans les îles de l’archipel, de jouer un rôle dans la Méditerranée en défendant la Mer-Noire contre les invasions des flottes occidentales, tandis que l’escadre russe de la Baltique serait prête à défendre les intérêts américains au nord de l’Europe. Les journaux russes allaient un peu vite dans leurs combinaisons. Cette mission américaine de 1866 n’était pas moins la révélation d’une alliance tendant à se former, à prendre un caractère plus intime, et il n’est pas sûr que la diplomatie française, frappée de ce fait exceptionnel et nouveau, eût trouvé un remède bien décisif lorsque la circulaire du 14 septembre invoquait justement « les progrès de ces deux grands empires » pour démontrer la nécessité d’autres grandes agglomérations au centre de l’Europe. Le remède était au moins aussi dangereux que le mal, et c’était peut-être une idée bizarre de chercher dans les agrandissemens de la Prusse la compensation de cette alliance de deux forces envahissantes qui apparaissait tout à coup à travers la fumée des banquets de Moscou et de Pétersbourg, qui s’est attestée depuis par la cession de l’Amérique russe aux États-Unis, qui se manifeste encore chaque jour entre les deux pays par un échange permanent de bons procédés.


II.

Ce que la Russie voit dans cette alliance au surplus, c’est moins le résultat positif et immédiat que la sécurité, la force et la liberté qu’elle y trouve pour l’accomplissement de ses desseins, pour la réalisation de ses vues comme puissance qui se croit investie d’un rôle à la fois traditionnel et nouveau. Ces rapports avec les États-Unis sont une partie du système russe, une combinaison née tout à coup d’une certaine situation, favorisée par certaines circonstances; ils ne sont pas le but. Pour la Russie, le but essentiel et fixe, c’est la reconstitution du monde oriental sous sa dépendance ou sous son protectorat, par le prosélytisme ou par la force, par la toute-puissance de la foi orthodoxe et de l’idée de race, qui est venue se joindre à l’idée religieuse. De là cette politique qu’elle suit depuis quelques années, bannière levée, à laquelle se rallie une opinion passionnée, agitatrice, devenue pour le gouvernement lui-même une auxiliaire impérieuse et excitante. La Russie s’est réveillée un jour, elle aussi, transformée en puissance protectrice des nationalités souffrantes, comme elle était déjà la protectrice des chrétiens opprimés de l’Orient; elle s’est faite la patronne des Slaves comme elle était la patronne des Grecs orthodoxes, et par ce double levier de la foi religieuse et de la nationalité elle en est venue à remuer