Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 75.djvu/411

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quelque considération pour l’Angleterre, c’est qu’il avait avec elle un intérêt commun, la défense de l’ordre territorial de 1815. Quant à la France, il ne s’en inquiétait pas, il affectait à son égard l’indifférence et le dédain: c’était justement l’ennemi qu’il fallait réduire à l’impuissance. Qu’on se souvienne de ces conversations fameuses qu’il avait avec l’ambassadeur anglais, sir Hamilton Seymour, en 1853, et où il se dévoilait tout entier, réglant en maître les affaires du monde, parlant d’envoyer une armée à Constantinople, « s’il l’avait voulu, » comme il aurait parlé d’une promenade militaire, traçant à chacun. son rôle, disposant de ses alliés sans les consulter. L’empereur Nicolas avait réussi jusqu’à un certain point, au moins passagèrement, à résoudre cet étrange problème de peser sur l’Europe de tout le poids d’une puissance habilement exagérée, en même temps qu’il en imposait à la Russie par le spectacle pompeux et décevant d’un grand rôle européen. C’était la compression à outrance érigée en système diplomatique comme en système de gouvernement intérieur ; c’était une Russie sous la figure d’une puissance purement absolutiste et réactionnaire, sacrifiant tout à une mission abstraite de conservation, à une sorte d’orthodoxie traditionnelle. La guerre d’Orient a été le premier coup porté à cette politique, qui s’est trouvée en réalité être la grande vaincue de Sébastopol.

Ce jour-là, l’omnipotence tsarienne était frappée au cœur, doublement frappée dans son infaillibilité et dans ses ambitions de prépondérance diplomatique. L’alliance de la France et de l’Angleterre, que l’empereur Nicolas croyait impossible, se formait contre lui. L’Autriche, après avoir hésité longtemps, glissait dans la trahison, et attestait son indépendance par l’éclat de son ingratitude. La Prusse, sans abandonner complètement le tsar, le laissait seul dans la lutte. La Russie elle-même, réveillée en sursaut, éclairée par la défaite, commençait à se dire qu’on avait égaré sa politique dans de vaines combinaisons; elle murmurait ce que la Gazette de Moscou a dit depuis tout haut, et ce qu’elle répétait il n’y a pas longtemps encore : « Dans l’Europe créée par les traités de Vienne, la Russie s’est assujettie à l’alliance des deux grandes puissances allemandes, alliance qui était une menace pour la France, et qui, en paraissant élever la Russie, n’a été pour elle en réalité qu’un grand mal en l’asservissant à des buts étrangers, en détournant son gouvernement de l’intérêt de son peuple et en comprimant tout développement intérieur. A la tête de la sainte-alliance, la Russie était placée dans des relations hostiles avec la France; mais elle était en même temps placée en désaccord avec elle-même, et était le symbole des principes les plus détestés en Europe. Cette alliance, après