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— Il se pourrait, mon colonel. »

Le lendemain, il quitta son service et se mit à chercher des leçons par la ville. Comme il avait de bons amis et de belles connaissances, les élèves lui vinrent de tous côtés. Il enseignait le dessin aux uns, et aux autres les mathématiques. On ne le vit plus au café ; il fit des prodiges d’économie, réduisit ses dépenses à cent francs par mois et se mit à payer des à-compte. On vint lui demander un matin s’il pouvait enseigner l’aquarelle à une jeune fille.

« Pourquoi pas ?

— Mais prenez garde de tomber amoureux de votre élève ! c’est Mlle Vautrin.

— Ah !… vous avez raison ; elle est beaucoup trop jolie. Du reste, tout mon temps est pris. »

Blanche était informée de ses moindres actions. Elle faisait causer Schumacker, qui faisait boire Bodin, qui servait son ancien lieutenant gratis. La jeune fille éprouvait une sincère admiration pour ce jeune homme si naturel dans la mauvaise fortune ; elle le voyait lutter contre l’impossible sans la moindre affectation d’héroïsme et pousser son petit rocher de Sisyphe aussi naïvement qu’un terrassier pousse la brouette. Pour la première fois de sa vie, elle eut la conscience de la vraie grandeur, qui ne va point sans la simplicité ; mais à mesure qu’elle rendait justice à l’ennemi, elle se condamnait rigoureusement elle-même. Par une triste journée d’octobre, elle aperçut de sa fenêtre un grand garçon qui courait sous une pluie battante, abritant de son mieux quelques livres et quelques papiers. C’était lui. « Le voilà donc, pensa-t-elle, celui qui éclipsait tous les officiers du régiment par sa gaieté, son esprit et sa bonne mine ! Et c’est moi seule qui l’ai mis en si piteux état ! »

Comme elle se livrait à ces réflexions, Paul Astier leva la tête, reconnut la fille de son ancien colonel et se découvrit poliment sans ralentir le pas. Elle se jeta vers lui avec une sorte d’emportement, comme une aveugle, une folle, une fille qui ne sait plus où elle en est. Ses deux bras s’étendirent en avant, elle heurta les mains à la fenêtre, recula comme saisie de honte et vint tomber dans un fauteuil où elle éclata en sanglots.

Le jeune homme, si pressé qu’il fût, saisit quelques détails de cette pantomime et rentra tout songeur dans son taudis.

« J’ai mal vu, pensait-il, ou mal compris ; et quand même elle se repentirait de ses noirceurs, le remords ne serait qu’une contradiction de plus dans cette âme déréglée. »

Toutefois cet incident futile lui laissa je ne sais quelle impression de bien-être. L’homme est éminemment sociable ; l’idée que nous sommes haïs, même à cent lieues de nous, par les personnes les moins dignes de notre amitié, nous attriste. Une injure anonyme empoisonne la journée d’un stoïque. Paul Astier trouva tout à coup le ciel moins noir et sa chambre moins vide. Sa conscience était comme soulagée d’un fardeau, quoiqu’il ne se fût jamais rien reproché dans cette petite guerre.

Il songea plus souvent et plus volontiers qu’autrefois à l’inexplicable créature qui semblait lui vouloir quelque bien après lui avoir fait tant de mal. Ce revirement imprévu chatouillait sa curiosité comme un problème à résoudre. Il fut conduit naturellement à passer de temps à autre devant la maison du colonel, qu’il évitait autrefois ; il rencontra de nouveau les yeux de Mlle Vautrin et il put s’assurer qu’elle le regardait sans haine. Comme il était très-pauvre et très-malheureux malgré tout, et comme il lui devait le plus clair de ses peines, il la donnait encore à tous les diables, mais sans conviction : a C’est un monstre odieux ; qui sait si elle n’a pas un atome de cœur, tout au fond ? En tout cas, c’est un bien joli monstre. »

S’il était allé dans le monde, comme autrefois, Blanche aurait trouvé le courage de marcher droit à lui et de signer la paix entre deux contredanses. Elle se sentait assez forte pour lui confesser tous ses torts et enlever l’absolution de haute lutte. Mais où et comment aborder ce mercenaire qui battait le pavé dès six heures du matin et rentrait dans son trou à huit heures du soir ? En bonne foi, Blanche ne pouvait pas courir après lui dans la rue.

Six longs mois s’écoulèrent, longs pour Astier, qui travaillait dur, plus longs pour elle, qui se consumait dans le vide. Un matin, elle reçut une lettre timbrée de Marans. Elle n’osa pas l’ouvrir et courut chez sa mère en criant : « Lis, j’ai trop peur ! de suis sûre qu’Antoinette Humblot se marie ! »

Son instinct ne l’avait pas trompée. Antoinette lui annonçait tristement son prochain sacrifice. Après avoir essayé deux fois du couvent sans s’y faire, la pauvre fille se dévouait au bonheur de Mme Humblot. Elle épousait un voisin de campagne, veuf, encore assez jeune, et qu’elle estimait sans l’aimer. Les noces se célébraient dans quinze jours, sauf miracle ; on espérait que Mme et Mlle Vautrin ne refuseraient pas de les animer de leur présence, mais on ne promettait pas de leur montrer des visages très-gais. Le post-scriptum était