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faible degré! Comme il oublie vite le sujet pensant pour l’être absolu et la psychologie pour la physique! Combien l’homme occupe peu de place dans sa philosophie ! C’est surtout par sa méthode hardie et libre, par son principe de l’examen et du doute, que Descartes a bien mérité de la personne humaine; mais ce n’est là pour lui qu’un moyen de recherche, ce n’est pas sa philosophie même. Il ne voit pas que cette liberté de penser n’est qu’une des formes de la responsabilité personnelle, l’une des preuves les plus évidentes de notre libre individualité. Dans la philosophie de Malebranche et de Spinoza, on sait ce que devient la personnalité; elle y est ou singulièrement déprimée ou tout à fait anéantie. Dans Leibniz, elle se relève; mais, même chez lui, ce qui domine, c’est plutôt l’idée métaphysique de l’individualité des substances que l’idée psychologique de la personnalité humaine.

Pour être vrai, il faut reconnaître que ce n’est point par la métaphysique, c’est par la philosophie sociale et politique que le principe de la personnalité est entré dans la pensée moderne. Ce principe est la gloire du XVIIIe siècle. Ce n’est pas que je veuille dire qu’avant cette grande époque on n’ait eu à aucun degré l’idée de la personne : partout où il y a une législation, on distingue à quelque degré la personne et la chose. D’un autre côté, le christianisme ne doit pas être suspect d’amoindrir la personne humaine, puisqu’il l’a jugée digne d’être rachetée par le sang d’un dieu. Toutefois il est certain qu’avant le XVIIIe siècle ni les jurisconsultes ni les théologiens n’avaient vu clairement tout ce que contenait ce principe de la personnalité : droits de la conscience, droits de la pensée, droits du travail, droits de la propriété, toutes ces formes légitimes de la personne humaine étaient méconnues, altérées ou opprimées. Toutes les inégalités qui pesaient sur les hommes prouvaient bien à quel point il est difficile à l’esprit humain de distinguer la personne de la chose. Cette distinction fut la conquête de la philosophie sociale du XVIIIe siècle, de Locke, de Voltaire, de Montesquieu, de Rousseau et de Turgot. Le spiritualisme français se fait honneur de descendre de la libre philosophie du XVIIIe siècle plus directement encore que de l’idéalisme cartésien.

Il fallait donc trouver un fondement métaphysique à cette personnalité dont on proclamait si éloquemment les titres et les droits. C’est ce que firent à la fois en Allemagne et en France deux grands penseurs, Fichte et Biran, le premier plus porté au spéculatif suivant le goût et le génie de sa nation, le second plus psychologue, plus observateur, — le premier liant la métaphysique à la politique, passionné pour les idées du XVIIIe siècle et de la révolution, le second royaliste dans la pratique, assez indifférent pour ces sortes