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de la conscience, si ténébreux pour l’imagination, si fermé à la lumière des sens, cette analyse subjective si subtile et en apparence si arbitraire, toute cette spiritualité abstraite, n’avaient rien qui pût parler à ce temps de réalisme objectif, où l’on veut toucher et compter, et où l’on ne reconnaît de science que dans ce qui est susceptible de poids et mesure. Le spiritualisme lui-même, souvent trop timide et qui craint trop d’ennuyer, plus occupé d’ailleurs de se défendre que de développer ses doctrines, n’a pas rendu jusqu’ici à son vrai maître, Maine de Biran, tout l’honneur qui lui était dû[1]. Il n’est pas encore trop tard pour le faire. Au reste notre objet, dans les pages qui suivent, n’est pas tant de faire connaître historiquement et analytiquement la philosophie de Biran que d’exposer nos propres idées philosophiques, telles que nous les avons dégagées par une étude approfondie et une libre interprétation des œuvres de cet éminent philosophe. Peut-être cette exposition fera-t-elle tomber quelques préjugés, peut-être réconciliera-t-elle quelques adversaires, peut-être au moins ceux qu’elle ne persuadera pas reconnaîtront-ils la valeur d’une doctrine dont ils n’ont généralement que les notions les plus vagues.


I.

Le principe de la philosophie de Biran, celui qu’il est permis d’appeler sa découverte, peut être formulé ainsi : « le point de vue d’un être qui se connaît lui-même ne doit pas être assimilé à celui de l’être connu extérieurement. » Toute la philosophie du XVIIIe siècle avait considéré l’homme comme une chose que l’on aperçoit du dehors. Condillac imaginait une statue dont il animait successivement les organes ; Hartley et Priestley expliquaient la pensée par les vibrations cérébrales; le pieux Bonnet lui-même, dans son Essai analytique des facultés de l’âme, avait également imaginé sa statue et essayait aussi d’expliquer la pensée par la mécanique. L’homme-machine de Lamettrie était l’exagération, mais l’exagération très conséquente de la méthode généralement adoptée. La même philosophie confondait encore la pensée avec les signes qui l’expriment, et elle assimilait la psychologie tantôt à la physiologie et tantôt à la grammaire. Elle imaginait en outre les causes intérieures sur le modèle des causes externes, et, appliquant la méthode baconienne à la psychologie, elle ne voyait dans les facultés de l’âme et dans

  1. Je dois cependant rappeler deux travaux publics ici même : celui de M. F. Ravaisson (Revue du 1er novembre 1840), où l’auteur opposait au point de vue sceptique de la philosophie écossaise le point de vue de Maine de Biran, et celui de M. Naville sur Maine de Biran, sa vie intime et ses écrits (Revue du 15 juillet 1851).