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dans l’histoire que l’a été le mouvement kanto-hégélien, si des circonstances favorables se fussent prêtées à un semblable développement?

Ce qui a manqué à la philosophie de Biran et d’Ampère, ce sont les circonstances. Pour ce qui regarde ce dernier par exemple, il y a quelques années à peine que, par la publication du journal de Maine de Biran, nous apprenions qu’Ampère était son collaborateur philosophique et qu’ils avaient une doctrine commune; c’est d’hier seulement et par les soins de M. Barthélémy Saint-Hilaire que nous avons été mis en possession d’une partie de sa correspondance philosophique avec Maine de Biran; encore ne possédons-nous cette correspondance que par fragmens, et toute une moitié précieuse nous fait défaut, à savoir les lettres de Biran lui-même. Ampère avait bien marqué son rang dans la philosophie par son éminent ouvrage sur la Classification des sciences, auquel avaient été joints des fragmens de psychologie à la fois fine et confuse; mais la part qu’il pouvait avoir eue à l’établissement du spiritualisme nouveau nous était absolument inconnue.

Quant à Maine de Biran, très peu de ses écrits furent publiés de son vivant. Il avait le goût d’écrire et l’habitude assez étrange de recommencer sans cesse un même ouvrage; mais il n’avait pas le goût de la publication, il la craignait. Sa doctrine ne se faisait jour que dans un cercle assez étroit, dans une petite société philosophique dont il était le président, et dont les habitués n’étaient rien moins que M. Royer-Collard, MM. Cuvier (George et Frédéric), M. Ampère et vers la fin M. Cousin. C’est M. Cousin qui a fait pour Biran ce qu’il a fait pour Schelling et Hegel, ce qu’il a fait pour Abélard, pour Plotin et pour Proclus, c’est-à-dire qui a mis en circulation son nom et ses œuvres, et qui lui a communiqué le premier quelque chose de cet éclat qu’il prêtait à tout ce qu’il touchait; mais la fougue de cette imagination toujours en mouvement la transportait successivement sur trop de choses pour qu’aucune pensée eût le temps de mûrir silencieusement, ce qui est la condition du progrès scientifique. Aujourd’hui il nous transportait en Écosse, puis en Allemagne, puis à Athènes ou à Alexandrie, puis au moyen âge, puis au XVIIe siècle, et toujours la dernière pensée était dominante. Comment l’idée de Maine de Biran aurait-elle pu jeter des racines et se développer dans cette dispersion indéfinie? Lorsqu’on 1840 M. Cousin publia les œuvres de Maine de Biran, il semble que le moment était déjà passé où le germe philosophique déposé dans ces œuvres eût pu fructifier. On savait trop de choses. En philosophie, l’ignorance est très favorable à l’invention. En lisant Kant, on est confondu du peu de lectures qu’il avait fait en philosophie.