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— que le chef des Virginiens avait offert sa vie pour racheter celle de Stuart Lane. J’ignore par quels argumens le général ennemi fut amené à autoriser cette étrange substitution. Les meilleurs durent être la haine et la crainte attachées au souvenir des exploits par lesquels le redoutable partisan s’était signalé depuis quelques mois. Quoi qu’il en soit, le sacrifice avait été accepté à l’insu de l’homme qu’il sauvait de la mort. En quittant sous bonne garde les lignes fédérales, deux heures avant l’aurore, notre Virginien savait seulement qu’on allait le conduire au camp sudiste, où il lui serait loisible de demeurer, si on consentait à l’échanger contre un officier du nord d’un grade supérieur, et dont la capture lui était précisément due. Trompé par ce concours de circonstances, il nous avait donc quittés sans se douter le moins du monde que son plus cruel ennemi, cet Anglais dont il avait été le rival, le renvoyait ainsi, au prix de sa vie, vers la femme qu’ils avaient aimée tous les deux. Telle fut la mort de celui que l’on appelait Deadly Dash. Sa sépulture sans nom, à jamais ignorée, personne ne Tira chercher sous l’ombre des grands bois de la Virginie. Condamné, proscrit, exilé par le monde, qui n’avait jamais pu discerner en lui le moindre mérite expiatoire, il portait certes un lourd fardeau de mauvaises actions, et bien des vices avaient tour à tour laissé leur empreinte sur son âme ; cependant, toutes les fois que je songe à ce tombeau lointain, où l’herbe pousse maintenant si touffue, et sur lequel, à part quelques daims sauvages, ne s’arrête jamais un être vivant, je suis tenté de me demander s’il n’y avait pas dans ce réprouvé telle grandeur exceptionnelle qui ferait honte aux meilleurs d’entre nous. Je me demande aussi par quelle fatalité personne n’a pu le connaître, si ce n’est au moment où vingt balles le foudroyèrent sous mes yeux.


Ainsi parla mon ami, qui, son récit achevé, rechargea mélancoliquement sa pipe, et se renferma dans un mutisme solennel. J’estime que tout au fond du cœur il s’étonnait d’avoir été si exceptionnellement sentimental. Aussi me parla-t-il longuement le lendemain de ce maudit Russley, sur la tête duquel il avait risqué une somme si ronde. — Je ne m’en cache pas, cette perte me dérange fort, disait-il, et ces déconvenues pécuniaires vous mettent malgré vous du noir dans l’âme. — Ce fut alors que, pour l’aider à rentrer en grâce avec lui-même, je développai ma théorie médicale sur l’epsomitis. Il la trouva non-seulement très ingénieuse, mais très raisonnable, — ce qui était tout simple, puisqu’elle lui donnait raison.


E.-D. FORGUES.