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des oiseaux, depuis peu réveillés. La marche régulière d’une troupe armée résonna sur le sol, mon cœur suspendit ses battemens, mes lèvres se séchèrent. — Je savais bien où allaient ces soldats, dont le pas bruissait ainsi sur les herbages brûlés. Bientôt je distinguai le grincement des baguettes qu’on retire du fusil et celui des coups assourdis qu’elles frappent sur les cartouches glissées dans le canon. D’un seul bond, comme si les balles m’arrivaient en plein corps, je quittai ma misérable couchette pour me traîner chancelant jusqu’à la porte toujours ouverte, et, une fois là, je m’appuyai à l’un des montans sans pouvoir faire un pas de plus, et frappé du reste par une sorte de fascination. Je voyais l’escouade, formée sur deux rangs, charger méthodiquement ses armes. Je voyais debout trois hommes dont la silhouette se détachait nettement de pied en cap sur le pâle azur du ciel et sur la claire verdure des bois. Deux d’entre eux étaient Virginiens, mais le troisième n’était point Stuart Lane...

Avec un grand cri je m’élançais, mais deux soldats de garde me saisirent chacun par un bras, et, faible comme une femme, je ne pus me dégager. L’homme dont je ne veux pas rappeler ici l’odieux sobriquet entendit cette clameur désespérée. Il se retourna et me sourit. Son visage, en pleine lumière, avait une indicible expression de tranquillité sereine, de repos définitif. Il était en parfaite harmonie avec le caractère de cette pure et paisible matinée. Maintenu par deux mains de fer au moment où j’allais être témoin de ce qui me semblait un horrible assassinat, j’ai connu alors, ce me semble, toutes les tortures de l’impuissance. La manœuvre suivait son cours régulier, les formules se succédaient, les ordres se donnaient avec une effroyable régularité : — apprêtez !... joue !... feu !... Des armes couchées jaillit un jet de flamme et de fumée : les hauteurs voisines nous renvoyèrent en longs échos le bruit d’une double décharge, et, quand on put voir ce qui se passait, pas un des trois hommes n’était sur pied. Mes deux gardiens jugèrent alors inutile de me retenir, et je pus me traîner jusque sur le terrain de l’exécution. Deux des cadavres reposaient déjà dans leurs bières. Le troisième, celui de mon ancien camarade, gisait, les bras étendus comme ceux d’un crucifié. Plusieurs balles lui avaient traversé les poumons. Il avait encore les yeux ouverts. Je crus un moment qu’il venait de me reconnaître et qu’un faible sourire passait sur ses lèvres. Toute réflexion faite, ce devait être là une illusion. Ainsi du moins le pensait un officier qui, me voyant presque évanoui, m’empêcha de tomber à la renverse dans le fossé où ces malheureux restes allaient être déposés.

On m’expliqua plus tard, — avais-je besoin de ces explications?