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brutale satisfaction, de sombre haine, un regard meurtrier, digne de Caïn; mais un instant suffit pour éteindre aussi ce regard. La tête de Deadly Dash s’affaissa sur sa poitrine, et je crus discerner sur son visage tourmenté les traces d’une lutte terrible, peut-être même les souffrances d’un amer remords. Il se haïssait sans doute en se voyant à ce point altéré du sang de cet homme; il avait honte de se sentir joyeux en face d’une aussi cruelle péripétie. Lui seul en effet avait pu se soustraire à l’admiration qu’inspirait le jeune et beau Virginien, toujours debout, toujours silencieux, dont l’ardeur martiale, la puissante vitalité, le courage chevaleresque, la tendresse passionnée, allaient dans quelques heures être voués au néant. Sa noble attitude commandait le respect de ses vainqueurs eux-mêmes; son chef, son compagnon d’armes était seul à ne ressentir pour lui ni pitié ni sympathique vénération.

La loterie continua. Le hasard distribua jusqu’au bout ses disgrâces et ses faveurs, également gratuites, parmi cette vingtaine d’êtres humains devenus tout à coup ses jouets. Un silence absolu se maintenait dans le groupe de nos condamnés; pas un ne semblait se féliciter, ni s’attrister, ni jalouser la bonne chance de ceux qui allaient se retrouver libres. Un de ces derniers, Deadly Dash, avait seul la tête basse, l’air pensif et mécontent.

Déjà traités comme des criminels pendant cette courte nuit qui leur restait à vivre, les trois condamnés durent être mis à part dans des chambres séparées. Au moment où on allait l’emmener, Stuart Lane, s’arrêtant un moment, fit signe à son chef qu’il avait à lui parler. Celui-ci s’étant approché, l’autre lui tendit la main, et parlant à voix basse, mais non sans être entendu de moi, qui gisais presque à leurs pieds : — Nous avons été rivaux, lui dit-il ; désormais nous pouvons être amis. Puisque vous l’avez aimée, vous saurez sans doute avec quels ménagemens il convient de lui annoncer ma mort... Hélas! peut-être ne sera-t-elle pas de force à supporter cette nouvelle... Vous l’avez aimée, peut-être l’aimez-vous encore; vous lui direz donc mieux que personne avec quel immense regret je quitte la vie et combien il m’en coûte de mourir sans la revoir...

Alors, alors seulement, je vis une pâleur livide sur cette face bronzée, et ce corps robuste ébranlé par un sanglot convulsif. Le soldat qui l’emmenait, ne comprenant rien à ce retard, le poussa légèrement du côté de la porte, et le malheureux disparut sans avoir reçu la moindre promesse ni le moindre adieu de son farouche compagnon, qui même n’avait pas voulu prendre la main tendue vers lui. Deadly Dash avait purement et simplement prêté l’oreille en fronçant les sourcils d’un air sombre et boudeur.