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semestre aux pays chauds, et que c’est comme si maman l’avait bourrée de mie de pain et trempée dans du lait. Autrement dit, qu’elle n’est plus ni planche ni prune.

— Tant mieux pour elle ! Quand tu n’auras rien de plus intéressant à me dire, tu n’auras pas besoin de te déranger.

— Suffit. »

Paul Astier était rétabli. Non-seulement il avait repris son service, mais depuis près de deux mois il travaillait chez lui sans relâche. Il n’aurait pas pris une heure de repos par semaine sans l’obligation de paraître aux lundis du général.

Cette nécessité le mit cinq ou six fois en présence de Mlle Vautrin ; il affecta obstinément de ne la point connaître. Belle ou laide, elle n’était ni plus ni moins monstrueuse à ses yeux. Toutefois, en bonne justice, il s’avoua qu’elle était belle.

Un soir qu’il approchait du buffet, elle le devina, quoiqu’elle eût le dos tourné, et, faisant volte-face, elle lui dit :

« Je suis donc bien changée, monsieur Astier, que vous ne me reconnaissez pas ? »

Il répondit froidement :

« En tout temps, en tout lieu, mademoiselle, et quelque changement que la nature opère en vous, soyez sûre de ma… reconnaissance.

— Sans jouer sur les mots, pourquoi ne me saluez-vous jamais ?

— Parce que j’ai mauvaise opinion de vous, mademoiselle.

— Je suis une honnête fille, pourtant.

— Je l’espère pour vos parents, mais vous ne serez jamais un honnête homme. »

Cela dit, il tourna le dos, gagna le vestibule, alluma un cigare et retourna en fredonnant à la petite chambre où son cher travail l’attendait.

Il avait fait un raisonnement qui semble juste à première vue, et qui l’est dans tous les pays moins routiniers que le nôtre. (Si ma bonne conduite, mes campagnes et quelques actions d’éclat n’ont pas suffi à mériter ce scélérat de ruban rouge ; si l’on fait passer sur mon corps toutes les médiocrités de l’armée tantôt par un motif et tantôt par un autre, le seul parti qui me reste à prendre est de frapper un grand coup. Je veux prouver à nos mamamouchis que je ne suis pas un officier à la douzaine, et que je raisonne min affaire un peu mieux que Dupont, Lombard ou Foucault… À ce livre ! et du nerf ! »

En ce temps-là, les vices et les absurdités de notre organisation militaire commençaient à frapper les meilleurs esprits de l’armée. Il n’y avait pas un régiment qui ne comptât parmi ses jeunes officiers quelque réformateur obscur, modeste et convaincu. Ces rêveurs sensés et pratiques ne s’étaient pas donné le mot, aucun fil ne les reliait, ils ne conspiraient pas ensemble à la refonte d’une