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spectacle de la rue, le service de Bodin et les romans crasseux d’un mauvais cabinet de lecture. Cinq ou six fois la honte le prit ; il voulut secouer sa torpeur et commencer un livre sur l’avenir de l’art militaire. L’occasion semblait bonne pour mettre au jour les idées neuves qui fermentaient en lui depuis longtemps ; mais il vit avec douleur que son cerveau refusait le service ; la pensée se brisait les ailes contre les murs de cette chambre. Il comprit que la liberté d’aller et de venir est indispensable aux enfantements de l’esprit, et que les jours de captivité, comme les jours de navigation, sont à retrancher de la vie.

Tandis qu’il sommeillait à demi, tristement replié sur lui-même, Mme Humblot et sa fille reprirent le chemin de Marans. La bonne dame était vexée comme un chasseur bredouille, qui tuerait des pigeons et des poules, plutôt que de rapporter son carnier vide au logis. Sur la fin du séjour, elle signalait tantôt un officier, tantôt un autre à sa fille, et elle semblait lui dire : « Puisque le vrai phénix est envolé, accepte celui-ci ou celui-là, tandis que nous y sommes. »

Mais Antoinette avait le cœur bien pris. Cette course haletante à travers un monde nouveau pour elle, ces consolations, ces respects, cette curiosité, ces hommages, un fonds de superstition qui reparaît chez la femme dans les gros moments de la vie, tout contribuait à l’exalter.

« Si Dieu veut que je me marie, disait-elle, il me fera retrouver celui qu’il avait jeté sur ma route. S’il me refuse ce bonheur, eh bien ! je comprendrai qu’il préfère m’avoir à lui. »

Blanche Vautrin jouissait de ce désespoir comme un vrai petit diable. Elle ne quittait point sa martyre, elle la promenait, elle l’avait parquée comme les fourmis âcres. parquent les pucerons qui sont tout miel. Elle s’abreuvait froidement de larmes innocentes, elle les dégustait goutte à goutte, en gour met féroce ; et tout à coup, sans motif apparent, elle éclatait en sanglots, se prenait aux cheveux et se frappait la tête, embrassant la pauvre Antoinette avec rage et la repoussant à tour de bras, puis se jetant à ses pieds pour lui demander grâce. L’autre admirait de bonne foi ces élans généreux, et ne savait plus comment exprimer sa reconnaissance.

« Que je vous aime et que vous êtes bonne !

— Détestez-moi plutôt, j’ai l’âme noire ! Je suis un monstre dans la nature ! »

Par trois ou quatre fois, elle eut la bouche ouverte pour tout dire et réparer le mal qu’elle avait fait. Quelque chose la retint. Ce n’était ni la jalousie, ni la crainte du blâme, ni le remords d’avoir menti ; mais une sorte de fierté pudique.

« J’avouerais, si j’avais seize ans ; par malheur je n’en ai pas quinze ! Le monde est stupide et méchant. Il confesse par-ci par-là que le cœur n’a pas d’âge, mais