Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 75.djvu/292

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nouvelles voies de circulation, ils obstruaient fort judicieusement celles qui existaient. » Voilà ce qu’on pensait dans le midi; ailleurs on n’était pas plus sage. Aux efforts de Turgot, on répondit par la guerre des farines. En 1777, il y eut dans la Brie, la Normandie, le Soissonnais, le Vexin, des soulèvemens de peuple pour empêcher les grains de circuler d’une province à l’autre. Ces mouvemens étaient-ils spontanés? Sur beaucoup de points, oui certes, car les préjugés sont tenaces; mais dans bien des endroits ils furent fomentés par des gens intéressés. Les céréales et par conséquent la vie matérielle de la France appartenaient à une compagnie de maltôtiers qui étaient une vraie puissance dans l’état, puissance plus redoutable que celle du roi, car elle déterminait à son gré le prix des grains.

Dans le principe, sous le règne de Charles IX, le droit d’exportation était mis aux enchères; sous Louis XIV, il résultait d’un brevet acheté à prix d’argent. Ce brevet dégénéra bientôt en bail réel, qui, rendu définitif, attribuait en quelque sorte à celui qui le possédait le privilège exorbitant du commerce exclusif du blé. Des baux de cette nature furent passés en 1729 et en 1740. Le dernier, celui que l’histoire a flétri du nom de pacte de famine, fut signé à Paris le 12 juillet 1765 en faveur de Malisset, homme intelligent, hardi, fort peu scrupuleux et inventeur d’une prétendue mouture économique. Louis XV était intéressé dans la spéculation pour une somme de 10 millions, qu’il avait versée et qui rapportait d’énormes intérêts. Malisset devait avoir des arrangemens particuliers avec Louis XV, l’article 10 du contrat parle nettement d’un traité séparé avec le roi. Les malheureux du reste n’étaient point oubliés; cet acte, qui allait donner une fortune scandaleuse à Malisset et à MM. de Chaumont, Rousseau et Perruchot, qui lui servaient de caution, contient à l’article 19 une clause dérisoire : « il sera délivré annuellement une somme de 1,200 livres aux pauvres, laquelle sera payée par quart à chaque intéressé, pour en faire la distribution ainsi qu’il jugera convenable. »

Le procédé était d’une simplicité extrême. Grâce aux capitaux dont il disposait, Malisset accaparait les grains sur les marchés de France, puis il les expédiait dans les îles de Jersey et de Guernesey, où l’association avait ses principaux magasins. Lorsque, par suite de ces manœuvres, la disette se faisait sentir en France, on rapportait les blés sur nos marchés, où on les revendait à des prix léonins. Le setier de blé, payé 10 francs en 1767 par la compagnie Malisset, n’était livré par elle l’année suivante qu’au prix de 30 et 35 francs. On voit quels honteux bénéfices produisaient ces opé- rations. Il n’était pas prudent de regarder de trop près dans ces affaires impures. Un homme de bien, M. Le Prévôt de Beaumont,