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confiscation, de vendre des grains sur les routes ou même de délier leurs sucs. C’était un grenier d’abondance qu’on avait eu ainsi la prétention d’établir autour de Paris; mais il était si dénué lui-même, si âprement visité par l’esprit fiscal, que la ville manquait le plus souvent d’une nourriture suffisante pour ses besoins.

Sous la régence, cela ne changea guère. Au moment où le magicien Law transforme le papier en or, les denrées atteignent des prix exorbitans. La viande est si rare que pendant le carême de 1720 l’Hôtel-Dieu, qui seul depuis le XVIe siècle avait le privilège d’en vendre durant le temps consacré, vit sa boucherie absolument dégarnie, et, comme il faut trouver un motif à une telle disette, Buvat l’attribue au grand nombre de protestans qui, attirés à Paris par l’agiotage, n’observent pas les prescriptions du jeûne catholique. Le 13 avril 1720, le conseil d’état prit un arrêté qui défendait pendant une année de tuer des agneaux, des veaux ou des vaches encore jeunes. C’est toujours le même système de mesures répressives. Quant à la législation qui régissait les grains, on peut sans exagération la résumer ainsi : il était défendu de ne pas vendre, il était défendu d’acheter; si le producteur gardait son blé, si le consommateur achetait une provision supérieure à ses besoins ordinaires, ils étaient l’un et l’autre accusés d’accaparement, et dans ce cas il ne s’agissait de rien moins pour eux que de la corde.

Plus nous approchons de notre temps, plus les documens abondent et se pressent comme pour accabler le misérable système de l’ancien régime. Les témoignages contemporains sont unanimes pour faire voir que le XVIIIe siècle tout entier ne fut qu’une longue disette : 1740, 1741, 1742, 1745, 1767, 1768, 1775, 1776, 1784, 1789, sont des années de famine. Les années précédentes n’avaient guère été meilleures. En 1740, le 22 septembre, la pénurie est telle qu’on ne donne aux prisonniers de Bicêtre qu’une demi-livre de pain par tête; ils tentèrent de se révolter, et l’on en pendit un pour l’exemple. Le lendemain, le cardinal Fleury, passant place Maubert, vit son carrosse entouré par une foule famélique qui criait : du pain! du pain! Il jeta sa bourse et put s’échapper. Quant au parlement, il s’assembla, discuta longuement, interrogea tous les magistrats de police, et après une longue délibération il prit enfin le grand parti (décembre 1740) d’interdire la fabrication des galettes pour le jour des Rois. Cela n’était que puéril, mais voici qui est cruel : il ordonna qu’on fît sortir de force tous les mendians et tous les pauvres de Paris.

En l745, le duc d’Orléans eut cette hardiesse, entrant au conseil, de jeter sur la table devant le roi un pain de fougère et de dire : « Voilà, de quoi vos sujets se nourrissent ! » Louis XV le savait bien et n’ignorait pas à quel degré de misère son peuple était descendu.