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pauvres laboureurs de France. Ils s’adressent aux trois états qui vivent sur eux et par eux :

Soustenir ne nous povons plus
En nulle manière qui soit :
Car, quand nous allons d’huys en huys,
Chacun nous dit : Dieu vous pourvoye!
Pain, viandes, ne de rien qui soit
Ne nous tendez non plus qu’aux chiens;
Hélas! nous sommes chrétiens.

Elle est longue, cette complainte, et il faudrait la citer tout entière, car elle est, comme un cri involontaire, sortie du cœur même de la nation. Plus et mieux que tout autre document, elle raconte combien la faim était pressante, combien la misère était aiguë, combien la terre et l’homme étaient malades. Pour que la France sortît blessée, mais vivante encore, de tes ténèbres de mort, il fallut un prodige, celui de Jeanne Darc. Et cependant lorsque l’Anglais a enfin évacué une bonne partie du pays, lorsque la querelle d’Armagnac et de Bourgogne s’est assoupie, en 1437, l’année même où Charles VII fait son entrée solennelle dans sa capitale reconquise, la faim, la misère, tuent plus de 20,000 personnes à Paris,

On sait la famine qui accabla Paris sous le règne des Valois et pendant la ligue. Les mères y salaient et mangeaient leurs enfans. Pierre de l’Estoile a raconté tout cela en termes qu’on ne peut oublier. Il fallut Henri IV sur le trône de France et Sully à ses côtés pour que des idées justes parvinssent enfin à se faire jour. Dans les lettres patentes du 12 mars 1595, par lesquelles la circulation des grains est débarrassée de toute entrave, Sully fait dire au roi : « La liberté de trafic est un des principaux moyens de rendre les peuples aisés, riches et opulens. » Si Henri IV reprit momentanément cette liberté pendant sa guerre contre Philippe II, afin que les Espagnols, maîtres de la Picardie, ne pussent s’emparer de nos grains, il la rétablit sans conditions dès 1601. De telles idées, si pratiques et si sages, étaient trop avancées pour l’époque, et elles devaient attendre longtemps avant d’être appliquées d’une façon normale et régulière. Richelieu, dont la théorie de gouvernement était que plus un peuple est malheureux, plus il est facile à conduire, remit en vigueur sous peine de mort les vieux édits de prohibition. Aussi quelle était la condition des agriculteurs? Les doléances du parlement de Normandie en 1633 le disent explicitement. « Nous avons vu les paysans, couplez au joug de la charrue comme les bestes de harnois, labourer la terre, paistre l’herbe et vivre de racines. » Louis XIV ne fut ni plus humain, ni plus intelligent que Richelieu; par son ordre, la libre circulation est aussi punie de mort (1693-1698),-