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d’une espèce particulière, qu’on a besoin d’en posséder une certaine quantité, la quantité nécessaire au jeu des transactions, et que, quand cette réserve indispensable est entamée, ce ne sont pas seulement quelques millions de numéraire qui manquent, c’est la base sur laquelle repose tout l’édifice commercial qui se trouve ébranlée. Il arrive bien quelquefois que les nations, entraînées par un mouvement commercial exagéré, ne se trouvent plus avoir le numéraire suffisant, qu’elles ont trop fait appel au crédit : ce sont les époques de crise ; mais elles ne tardent pas à se corriger elles-mêmes de leurs propres excès, et jamais elles n’établiraient le cours forcé pour étendre leur consommation au-delà de la mesure de leurs facultés. Si elles y arrivent, c’est parce que leurs gouvernemens, dépensant bien au-delà de leurs ressources, commencent par emprunter pour combler les déficits, empruntent au dedans, empruntent au dehors, et, quand le crédit devient difficile, et qu’il leur faut cependant, en vue de besoins urgens, se procurer des ressources extraordinaires, songent enfin au cours forcé ; alors ils prennent l’argent des banques, se rendent responsables de la circulation fiduciaire de ces établissemens, et finissent par émettre directement du papier eux-mêmes. C’est l’histoire des États-Unis pendant la guerre de sécession, c’est celle de la Russie depuis la guerre de Crimée et même auparavant, c’est celle de l’Autriche depuis les agitations de 1848 et 1849, c’est enfin celle de l’Italie depuis 1866. Quant à la Turquie, c’est une situation normale qui a pour cause permanente le gaspillage financier de ce pays.

Une fois le cours forcé établi, il n’est point très facile d’en sortir. C’est un mal qui en entraîne immédiatement un autre plus considérable. Par suite du cours forcé, toutes les relations commerciales se trouvent compromises. On produit moins, on échange moins par la raison toute simple qu’on n’a plus d’instrument d’échange d’une valeur à peu près fixe sur lequel on puisse compter. Rien n’est soumis à plus de variation que la monnaie de papier, même lorsqu’elle est limitée et qu’elle a des garanties, par la raison toute simple que, n’ayant pas de valeur propre, elle dépend de l’idée que chacun se fait de ces garanties. Je vends aujourd’hui avec une dépréciation de 10 pour 100 de cette monnaie, et j’établis mon prix en conséquence ; si j’accorde un délai pour payer, il se peut que, lorsqu’il expirera, la dépréciation soit de 15 ou 20 pour 100 ; alors je reçois 5 ou 10 pour 100 de moins que je n’entendais recevoir. De même, si je suis acheteur et que l’effet inverse se produise, c’est-à-dire que la monnaie de papier revienne au pair, je paie 10 pour 100 de plus que je ne voulais. On comprend que dans cette situation les relations commerciales soient très difficiles et très li-