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sans penser à mal, à Mlle Vautrin. Huit jours après, la jeune fille dit fièrement à son ennemi : « J’ai un dessin de vous malgré vous ; » mais elle ne dit pas lequel. À ses yeux, le choix du sujet n’avait alors aucune importance.

Aujourd’hui c’est une autre affaire. Elle retourne à sa chambre, ouvre un carton, prend la caricature, la signe du nom de Paul Astier en majuscules, la met sous enveloppe, écrit l’adresse du commandant, toujours en majuscules, et appelle le planton :

« Mon vieux Schumacker, lui dit-elle, va jeter cette lettre à la poste, et ne laisse voir l’adresse à personne. Quant à toi, je sais que tu ne la liras point, ton éducation s’y oppose.

Ce second trait chargea peu sa petite conscience. D’abord elle se croyait excusée par la nécessité, ensuite elle savait qu’une querelle est impossible de lieutenant à chef de bataillon. c Tout compte fait, pensa-t-elle, maître Astier en sera quitte pour quelques jours d’arrêts forcés, huit au moins, quinze au plus ; cela n’est pas la mort d’un homme. Dans huit. jours, la veuve Humblot et sa fille seront lasses d’user leurs bottines sur le pavé pointu de Nancy. On leur prouvera qu’elles ont rêvé, et elles retourneront à leurs récoltes. Pourvu qu’elles ne s’avisent pas d’attendre l’inspection générale I non, elles comprendront sous peu que l’insistance serait ridicule, et le général-inspecteur n’arrive que dans trois semaines : tout est sauvé ! »

Elle se remit à son piano et s’étourdit de musique en attendant le retour des deux mères. Mme Vautrin entra seule, fort lasse et visiblement dépitée.

« Eh bien ! maman ?

— J’en perds la tête. Nous avons feuilleté la cavalerie, dévisagé l’artillerie, interrogé le génie et passé en revue le grand quartier général. Toutes ces dames ont été d’une complaisance ! Elles se sont mises à notre disposition ; la maréchale elle-même s’intéresse à cette pauvre Mme Humblot. Et rien ! rien ! rien ! J’en ai le crâne fendu. Tu n’as pas une idée, toi ?

— Si, maman.

— Dis donc vite !

— J’imagine que les deux innocentes se sont laissé duper par un aimable petit plaisant qui n’est pas plus militaire que moi.

— Enfant ! crois-tu possible qu’un homme ose se dire officier sans l’être ?

— Pourquoi pas ? Je lis tous les jours des procès où l’on prend non-seulement le titre d’officier, mais l’uniforme, la croix et les médailles pour escroquer les gens.

— Mais on ne trompe ainsi que les badauds, jamais les militaires ! Figure-toi qu’à Commercy…