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ler l’alexandrin sur sa rude enclume, l’auteur ne s’épargne ni soin ni peine. Il supprime, ajoute, souligne, paraphrase, déclame et corrige. Adaptation est un mot qui ne dit point assez, c’est bel et bien tout un remaniement. Prendre ainsi Shakspeare corps à corps, lui dire avec ce sans-façon : « Mon cher, vous vous trompez, ce n’est point cela, et je vais vous montrer comment il fallait faire, » quel courage ! Encore si l’on réussissait en se donnant tant de tablature ! mais non, l’ingrat public se montre inamusable. Je veux bien croire qu’il eût sifflé l’original, puisque vous me le dites ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’il déserte la copie. On éprouve toujours quelque embarras à parler de l’interprétation de ces sortes d’ouvrages. À qui le comédien a-t-il affaire ? Entre le texte primordial et la version, la réduction, quel parti prendre ? Rendre le type diminué, tronqué, n’est point une besogne digne de grands efforts, et par contre s’entêter à chercher, à vouloir Shakspeare quand même, n’est-ce pas outre-passer l’intention de l’arrangeur, fausser l’esprit d’ordre et de modération qui l’a gouverné dans son entreprise ? On conçoit donc que la critique hésite, et ce qu’elle a peut-être de mieux à faire est de supposer un type intermédiaire et d’applaudir, pourvu que l’acteur s’y conforme, ce qui encore n’arrive pas toujours. Ainsi le roi Lear qu’on nous représente manque absolument de pathétique. Il crie, s’emporte, voilà tout. L’irascibilité cependant n’est qu’une partie du caractère, et débuter par la violence, c’est renoncer à toute force de progression. Une douleur qui se concentre, un sourd déchirement intérieur, agiraient bien autrement que ces gestes, cette voix qui nous montrent le spectacle anticipé d’une caducité à laquelle il sera toujours assez temps d’assister. Lear est un roi ; sa démence n’est point un accès de fièvre chaude, c’est le brisement de tout son être à bout de tension, de surexcitation morale et physique. Son délire nous le traduit tel qu’il fut jadis au plein de sa grandeur et de sa puissance. Nous le voyons en justicier, en chef guerrier. Nous voulons la tragique agonie d’une grande nature qui s’effondre et non pas les grimaces d’un fou de Bedlam ou de Charenton. Quant à Cordélia, c’est autre chose. L’art, le métier, n’ont ici que faire ; il faut simplement être jeune, être belle, avoir du cœur. Volontiers j’eusse dit à l’actrice qui joue ce rôle à l’Odéon : « Commencez d’abord par désapprendre ce que vous savez, nous verrons après ! » Mistress Barry fut, à ce qu’on raconte, l’idéal du personnage au temps de Garrick : elle avait la beauté d’une sainte, un charme céleste d’innocence, de douceur, ne dé- clamant, ne frondant pas, rien de l’héroïne de théâtre. Ce geste appris, ce débit cadencé, oratoire, tout ce maniérisme, tout ce fard qu’on prend trop aisément pour du talent, ne sauraient en un tel rôle avoir d’emploi, et ce n’est point ainsi que s’exprime cette adorable nature dont Lear a si bien dit : « Elle avait la voix toujours affable, tendre et basse, chose excellente chez une femme ! »


HENRI BLAZE DE BURY.