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lui-même. Nancy est grand, mais un homme ne s’y perd pas dans la foule, comme à Paris ; un officier surtout, et l’uniforme est de rigueur dans les garnisons de province. Les lieux de réunion sont connus, le nombre des promenades est limité, toutes les personnes d’un certain monde sont sûres de se rencontrer une ou deux fois au moins par semaine. Le théâtre était fermé par bonheur, mais dans une ville si vivante et si alerte au plaisir on se voit ailleurs qu’au théâtre. Le maréchal recevait quelquefois, le général et le colonel avaient chacun leur jour. La préfecture, la recette générale et plusieurs autres maisons pouvaient offrir à Mme Humblot la collection complète du corps d’officiers. En ce moment, les deux mères étaient en visite chez les femmes les plus répandues et les plus spirituelles de la garnison. On allait éveiller leur curiosité, les intéresser toutes au succès de cette chasse à l’homme. Elles raconteraient l’histoire à leurs maris ; les soixante mille francs de rente offerts en dot à un bel inconnu feraient le tour de la ville en vingt-quatre heures ; il en serait parlé dans toutes les pensions et dans tous les cafés militaires : si Paul Astier n’était pas reconnu par ses camarades, il saurait bel et bien se dénoncer lui-même.

« Allons, pensa le jeune diable, il faut que M. Paul Astier disparaisse. »

C’était, en petit, le raisonnement des voleurs qui tuent pour plus de sûreté les témoins de leur crime ; mais on n’escamote pas un grand gaillard de lieutenant comme une simple muscade. Blanchette tint conseil avec elle-même, et discuta cinq ou six combinaisons insensées avant de s’arrêter à la bonne.

Elle s’était procuré, non sans peine, un dessin du lieutenant. C’était une caricature assez plaisante de M. Moinot, commandant du 2e bataillon. Paul avait dessiné un moineau becquetant une cerise, et le tout, vu à quelque distance, représentait admirablement le chef de bataillon et son nez. Ce pauvre commandant, vieil Africain et bon soldat, s’était fait un nez flamboyant par sa faute. À part ce ridicule et ce défaut, il était très-considéré et dans les meilleurs termes avec tout le monde. Il prisait fort Astier, qui le lui rendait bien, et qui pour rien au monde n’eût voulu lui causer de l’ennui ; mais on est jeune, on aime à rire, on se laisse aller aux entraînements de la malice, et, lorsqu’on croit tenir une bonne plaisanterie, on n’a pas la sagesse de la garder pour soi. Ce dessin, rehaussé de quelques touches à l’aquarelle, fut porté à la pension des lieutenants un soir qu’on recevait des officiers de passage. Tout le monde s’en amusa ; quelques jeunes gens en gaieté y mirent un mot de commentaire. Après ces jeux innocents, on parla d’autre chose, puis on alla au café, et la charge du commandant Moinot, un peu froissée, un peu tachée, resta sur un coin de la table. Un camarade de Paul Astier, le lieutenant Foucault, plia la feuille en quatre et la porta,