Page:Revue des Deux Mondes - 1868 - tome 75.djvu/227

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
REVUE DRAMATIQUE

LE ROI LEAR A L’ODÉON.

Le mot d’Hamlet est retardement, celui du Roi Lear est précipitation. L’aveugle passion déborde tout, une force inconsidérée circule dans les veines de l’œuvre, en dévore la chair et le sang, paralyse, étouffe, réduit à néant toutes ces volontés. Nulle présence d’esprit, nulle clarté chez tous ces personnages, les méchans comme les meilleurs. Kent est poussé à sa propre ruine par sa loyauté, son courage, non moins que Glocester par sa défiance irrationnelle et ses intempestives colères, et Lear lui-même, vers quels abîmes ne se rue-t-il point par cette suite d’actes étourdis, frénétiques, donnant à supposer dans le passé mille autres aberrations semblables qui expliquent sans l’excuser l’horrible dépravation du caractère de ses deux filles aînées ! « Dans la vie publique aussi bien que dans la vie privée, écrit Jean-Paul, une chose est surtout nécessaire : rester calme, voir juste et clair, se poser, s’affermir en soi, et de là, comme du sommet d’une montagne, contempler le jeu des passions. » En un certain sens, le Roi Lear peut passer pour la contre-partie d’Hamlet. D’un côté, tout retarde, l’action à chaque scène est résolument détournée de son but; de l’autre, tout avance, pousse aux catastrophes : in furias ignemque ruunt.

Ce mythe du roi Lear et de ses filles eut pour premier rhapsode Godfried de Monmouth, qui place la mort de ce prince huit cents ans avant la naissance du Christ. Holinshed, d’après Monmouth, rédigea sa chronique, laquelle ne devait même pas attendre Shakspeare pour prendre forme dramatique. The true Chronicle History of king Leir and his three daughters, ainsi s’intitule un ouvrage imprimé dans les six old plays de Steevens, et qui remonte plus haut que le Roi Lear. Dans cette espèce de légende dramatique dont Shakespeare a pu naturellement faire usage, un vieux roi pose également la question paternelle à ses filles, et, la